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Hip Hop Management: La stratégie version Steven P. Jobs, ou l’art de créer la vague que l’on va surfer
Papier écrit par Jean-Philippe Denis, Université Paris Sud – Paris-Saclay
Jean-Philippe Denis est un professeur de sciences du management à l’Université Paris Sud. Rédacteur en Chef de la Revue Française de Gestion, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Introduction au Hip-Hop Management, publié aux éditions EMS. Ce livre a reçu le prix du « Meilleur ouvrage de recherche appliquée en management 2015 ».
« We’re all gonna die… The only question is : how ? » (« Nous allons tous mourir … la seule question est : comment ? »). Telle est la magnifique chute du second « trailer » d’un film qui ne sortira aux USA que le 25 décembre et en France en février 2016 : Point Break. Petit rappel : Point Break, c’était un film de 1991 avec Patrick Swayze et Keanu Reeves. Un film gravé dans bon nombre d’imaginaires adolescents, où les gangsters avaient les cheveux longs, faisaient du surf entre deux braquages, ou le bien et le mal étaient relégués à leur juste place quand on parle de stratégie : ces catégories n’existaient pas. L’update promis pour fin 2015 en reprend apparemment les ficelles, effets spéciaux en plus.
Cette nouvelle version de Point Break sera assurément un nouveau « must see » hollywoodien, comme l’est actuellement Straight Outta Compton et comme s’annonce le biopic qui arrive bientôt, Steve Jobs : The Man in the Machine. Ces films ont un point commun : ils mettent en scène la nature des problèmes qu’affronte la stratégie d’entreprise dans toute sa complexité. Et Steven P. Jobs reste le meilleur exemple – pour ne pas dire le modèle – pour les penser.
Le mythe jobsien
On ne partage pas la thèse du film Steve Jobs… qui ferait apparemment – on n’a pas vu le film… – de l’aventure de NeXT puis du lancement de l’iMac les moments clés du mythe jobsien. Parce qu’avec Steve Jobs, on est plutôt proche de Stanley Kubrick ; c’est en 2001 qu’a commencé l’odyssée de l’espace qui a conduit Apple au firmament de la valorisation boursière une décennie plus tard.
Pour comprendre cela, il faut se souvenir que le premier des sens stratégiques de Steven P. Jobs est celui du breaking point. Il l’a lui-même magistralement décrit dans son « discours de Stanford », composé de « three stories » : « Connecting the Dots », « Love and Loss » and « Death ». Un discours disponible en vidéo, pour les amateurs. Et ce qui met en mouvement ces trois histoires, c’est un certain sens du futur : « I skate to where the puck is going to be, not where it has been » (« Je patine vers l’endroit où va se trouver le palet et non d’où il vient »), conclura-t-il la keynote de présentation de l’iPhone en janvier 2007. Une formule empruntée au joueur de hockey Wayne Gretzky. Sa meilleure keynote, assurément, alors que la commercialisation de l’appareil n’allait débuter que six mois plus tard aux USA, neuf mois plus tard en Europe et un an après en Asie…
L’ambition stratégique de l’iPhone
L’iPhone, un projet sur lequel il confessait d’emblée travailler depuis près de trois ans … donc depuis 2004. Avec une ambition stratégique radicale : construire et précipiter la « super wave » de l’Internet mobile, qu’Apple de fait était le seul acteur à pouvoir réellement surfer. D’une vague l’autre donc, le succès de l’iPod dans l’industrie des MP3 depuis son lancement en 2001 était vu comme la rampe de lancement du « wide screen iPod with touch controls » (un large écran d’iPod que l’on contrôle en le touchant) : l’iPhone.
Les clés du succès fulgurant connu par l’iPhone sont a posteriori aisées à formuler. Et ce qui est proprement fascinant avec Steven P. Jobs, c’est qu’ex-post les analystes n’ont pu que constater la justesse de sa démonstration ex ante, avant même que le produit ne soit produit à grande échelle et commercialisé.
Ainsi, avec l’iPhone, c’était la plus haute vague du monde qui allait désormais pouvoir déferler : celle de l’Internet mobile. Et pour la surfer, il fallait une avancée technologique : le « multi-touch ». Accessoirement, comme les téléphones cellulaires, c’était déjà en 2006 un milliard d’unités vendues dans le monde (dix fois plus que le marché des MP3), il était alors aisé de s’engager sur un objectif de 10 millions d’iPhones vendus à l’horizon 2008. Joli coup de calcul.
La battle contre Microsoft
Et Steve Jobs l’assurait aussi dès le 6 janvier 2007 : les clients existants de l’iPod étaient fans de son design et de sa simplicité d’utilisation. Ils ne pouvaient donc qu’adorer l’iPhone et susciter le désir mimétique puisque le produit était … incomparable.
Mais le coup de génie stratégique qui érigera Steve Jobs, Apple et l’iPhone au rang d’exemples définitifs, il faut le chercher dans la battle qui l’opposait alors à l’éternel rival Microsoft. Et pour comprendre ce qui s’est produit, il faut à nouveau revenir … en 2001.
En 2001, Apple lance l’iPod. Pari risqué pour une entreprise qui fabrique des ordinateurs. Mais Steve Jobs a compris ce qu’il y a à gagner des possibilités nouvelles de distribution et de consommation de la musique dès lors qu’elle est délivrée de son support physique (vinyl ou CD). La musique, en effet, « ne dort jamais » ; mieux, « tout le monde aime la musique » et elle « n’a pas de frontières ». La dématérialisation rebattait de manière radicale les cartes de la distribution. L’arme stratégique fatale s’appelle iTunes, cette bibliothèque dans laquelle vos bons vieux CDs viennent se loger avec une facilité aussi déconcertante que son utilisation. iTunes, le coeur du réacteur donc, donné gratuitement, sur Mac comme sur PC. Le même iTunes à quelques « updates » près qui est aujourd’hui, et de loin, le premier distributeur de musique au monde, permet de disposer de centaines de millions de cartes bancaires, et vend livres, films, applications et désormais de l’écoute en streaming.
Si Steve Jobs annonce en 2007 que chez Apple on travaille à l’iPhone depuis 2004, c’est parce qu’il sait qu’en stratégie comme en surf, si le sens du timing fait la différence, c’est aussi parce que quand la vague est immense, beaucoup s’y noient. La suite lui a donné raison.
Ainsi, à quelques mois près, ont été prononcés deux avis de décès : celui de Steve Jobs, mais aussi celui du « Zune ». Le Zune ? Oui, ce MP3 dont vous n’avez peut-être jamais entendu parlé et qui était pourtant pensé comme un « iPod killer ». Le Zune ? Oui, ce MP3 lancé en novembre 2006, deux mois avant l’annonce de l’arrivée de l’iPhone, à grands renforts d’une sidérante puissance de frappe commerciale permise par les milliards de dollars accumulés par l’entreprise. Le Zune ? Oui, le Zune… produit et commercialisé par l’éternel rival, Microsoft. Un changement de vague que ni Bill Gates ni Steve Ballmer n’auront vu venir ni même soupçonné. Un coup de maître.
Le succès est toujours temporaire
Quels enseignements tirer de cette victoire décisive d’Apple sur le rival Microsoft ? Le premier de ces enseignements, c’est que dans le hip-hop comme en stratégie, on le sait parfaitement, le succès est toujours une condition temporaire ; les idoles d’un jour finissent toujours brûlées par les dynamiques de destruction créatrice chères à Joseph Alois Schumpeter ; et c’est d’ailleurs là que réside l’éternelle capacité à se régénérer du capitalisme lui-même.
Dans ces conditions, comme en surf, la stratégie est un art tout entier fait de patience, d’attention vigilante et d’action dans les moments jugés décisifs. Certaines vagues, bien sûr, ne tiennent pas leurs promesses et peuvent être frustrantes ; mais toujours le stratège cherche et rêve d’atteindre « la plus haute vague du monde », pour le bonheur de la surfer au mépris / en raison du danger. « What is the point living average ? » (« Pourquoi vivre moyen ? ») résume Shawn Corey Carter, alias Jay-Z…
Comment les méchants deviennent les bons
Le second de ces enseignements vient du film Point Break. Quel est donc le message profond de ce film où les filles se promènent dénudées, où l’on passe son temps à faire la fête, où l’on braque, et où l’argent apparaît être une notion finalement très relative et « Robin Hoodienne », oscillant entre attraction et répulsion, obsession et dégoût ? Réponse : comme dans Mullholand Drive où David Lynch dévoile la clef des songes et les ficelles du récit hollywoodien, la thèse est forte : « It’s all recorded ».
Autrement dit : ne jamais perdre de vue que nous ne vivons pas dans une économie de marchés mais bien d’organisations, comme on le sait depuis le prix Nobel Herbert Simon ; et que dans cette économie d’organisations, ce sont les grandes entreprises qui tiennent les règles, font la pluie et le beau temps, et peuvent se permettre de gaspiller grâce aux rentes monopolistiques qu’elles détiennent dans des industries oligopolistiques. Chose que l’on sait aussi depuis … Joseph Alois Schumpeter au moins.
Face à des « conditions initiales » trop défavorables, mieux vaut penser braquage, pourquoi pas au motif de rendre des trésors du passé confisqués, dans une utopie très Robin des Bois. Voilà comment les méchants peuvent devenir les bons ; et le flic du FBI se retrouver plongé en pleine crise existentielle, puisqu’il se trouve de facto garant d’un désordre établi. Un problème punch-lissé par Booba, dans l’album Temps Mort, avec lequel il a déclaré la guerre à Skyrock : « Moi j’te répète qu’on sait pas s*cer, juste arracher la Sicile aux Italiens ».
Chapeau Steve J. !
Le troisième de ces enseignements, c’est que quand on veut surfer des grosses vagues stratégiques, il vaut mieux être bien armé au niveau du savoir. Arracher de manière exemplaire sa valorisation boursière et son cash-flow à une entreprise adverse comme Microsoft, à l’époque la plus puissante du monde, chapeau l’artiste ! Affaiblir durablement une entreprise dont l’histoire économique retiendra le goût prononcé pour le confort de rentes monopolistiques et l’étouffement de toutes formes de concurrence, respect au rappeur Steve Jobs. Avoir réussi « post mortem » à arrêter la carrière d’un P-DG célèbre pour ses hystéries scéniques, Steve Ballmer, qui aura été plus convaincant dans sa capacité à exercer ses stock-options au(x) bon(s) moment(s) plutôt qu’à construire les vagues stratégiques du futur, respect comme on dit dans le hip-hop.
Reste à conclure sur l’effet miroir que renvoie à la société française ce détour par l’industrie hollywoodienne.
Logique de l’honneur ?
D’abord, et non sans malice, on note que si l’université de Stanford a su dès 2005 honorer dignement Steve Jobs, c’est Steve Ballmer qui a été élevé au rang de Chevalier de la légion d’honneur le 16 février 2011 par le président Sarkozy. On laissera au lecteur le soin de juger de la pertinence du casting…
Dans la même veine, on notera que si les univeristés d’Oxford ou de Chicago ont honoré le rappeur Kanye West, en France le président François Hollande a jugé préférable de décorer le président d’une grande banque française, « boss » tout à la fois de la Fédération Bancaire Française et Européenne. A nouveau, on ne peut que constater que continue de prévaloir cette « logique de l’honneur » théorisée par Philippe d’Iribarne, bien connue des chercheurs en management et des lecteurs de la Revue Française de Gestion.
Last but not least, on imagine aisément combien Bill Gates et Steve Ballmer auraient savouré que cette même logique prévale côté américain plutôt que l’obsession d’un démembrement d’une entreprise, Microsoft, à l’époque au sommet de sa puissance. Mais aux États-Unis, on est décidément incorrigible puisqu’aux travers aristocratiques « franco-français » qui remontent aux bancs des (grandes) écoles et aux classements de sortie, on préfère définitivement le goût du large et la soif de conquête des surfers californiens.
Dans cette compétition, capitalisme contre capitalisme, une tribune, même publiée dans les pages du prestigieux Financial Times sur fond de ritournelle d’intérêt européen, ne fera oublier qu’aux amnésiques le fait que la prochaine amende de la justice américaine sanctionnera elle d’abord, à nouveau, les égarements de quelques dirigeants français.
Jean-Philippe Denis, Professeur de gestion, Université Paris Sud – Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.