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Logic a-t-il voulu trop en faire avec Everybody ?
Avec son troisième album, Logic s’est imposé un triple challenge : rapper de sa perspective d’un homme blanc né d’un père noir, rassembler tout le monde via une nouvelle trame scénaristique et poursuivre l’histoire de The Incredible True Story. Deux semaines après la sortie du projet, une question se pose : s’est-il perdu en chemin ?
Afin d’analyser honnêtement le troisième album studio de Logic, Everybody, il est tout d’abord nécessaire de poser les choses clairement C’est un bon album, voire même un très bon album par certains aspects. La production est de grande qualité et toujours variée. Quant aux performances de Logic en tant que rappeur, elles ne sont plus à prouver, tant on peut apprécier sa versatilité sur des rythmes grandement différents. Entre son flow sur « Everybody », « Take It Back » ou encore « Mos Definitely », il ne fait qu’affirmer son talent sur ce projet. Si les sonorités sont un peu plus pop, annoncées notamment par le premier titre, il ne tombe toutefois pas dans le piège de faire un album trop mainstream et reste résolument hip-hop. De plus, l’album a été un succès commercial incontestable. Plus grosse vente aux US lors de sa semaine de sortie, son premier album classé n°1 a vendu la bagatelle de 247 000 copies (dont près de 200 000 en ventes traditionnelles). Il est donc évident qu’il a réussi à agrandir sa fanbase au-delà du « Rattpack ». Où sont donc les points noirs du projet ? Avant de répondre à cette question, analysons les trois composantes principales de l’album.
« In my blood is the slave and the master »
Pour les fans de Logic, cela n’est pas une nouveauté. Le rappeur est né d’un père noir et d’une mère blanche, mais sa couleur de peau est blanche suite à une rare condition de pigmentation de la peau. Si vous le croisez dans la rue sans le connaître, vous imaginerez donc automatiquement qu’il vient d’une famille caucasienne. S’il est évident que cela a du être mal vécu de sa part, il n’a jamais autant exulté ce regret du rejet que dans cet album. Il parle notamment de cette expérience dans « Take It Back », où il montre que la communauté noire (ou du moins une partie de celle-ci) ne l’acceptait pas et ne le voyait que comme un blanc. Il est facile d’imaginer que dans le milieu très majoritairement noir qu’est celui du rap, se revendiquer comme noir et blanc tout en n’ayant l’apparence que du dernier a du être mal accepté. Cependant, il s’est toujours identifié à cet héritage et refuse d’ignorer la souffrance de ces ancêtres du côté de son père. De plus, sa mère, qui a pourtant eu plusieurs enfants avec des hommes afro-américains, était raciste et le traitait de « nègre ». Logic revendique donc ce double héritage dans Everybody en appelant à l’acceptation de l’autre et en mettant en avant la communauté afro-américaine dans des morceaux comme « Confess », « Black Spiderman » ou « Mos Definitely ». Ce souhait de rapprocher les communautés se transcrit également dans l’aspect scénaristique du projet, visant à rassembler tout le monde.
Peace, love & positivity
En effet, son souhait est de mettre chaque être humain sur un pied d’égalité. Il le dit souvent avec sa phrase type : « Tout le monde est né égal, peu importe l’origine, la religion, la couleur, l’appartenance ou l’orientation sexuelle ». C’est dans cette dynamique que ce fan de science-fiction a décidé d’amener une histoire que l’on suit tout au long de l’album, au fil des différents skits. Ce récit, c’est celui d’Atom, qui meurt écrasé par une voiture et se retrouve seul avec Dieu (doublé par Neil deGrasse Tyson). Petit à petit, il apprend que tout le monde est égal et pour une raison très simple : tout le monde est en fait un. Il n’y a pas de concept d’humanité. Il y a un seul être, Atom, qui vit la vie de chaque personne, et qui, après chaque mort, se réincarne dans une nouvelle personne. Sa vie précédente était celle d’une petite fille chinoise et sa vie suivante sera celle d’un maître d’esclave en 1736. Il a vécu la vie de Jésus et de ses disciples, il a vécu la vie d’Hitler et de toutes ses victimes. Mais cela, il ne s’en rappelle pas. Alors, quel est le but de ces réincarnations qui semblent infinies ? Dieu lui dit qu’après chaque mort, il se rappelle petit à petit de chaque vie qu’il a vécue et de toutes les connaissances accumulées. La Terre entière (et toutes les planètes que l’on colonisera dans le futur) et l’humanité ont été créées spécialement pour Atom. L’objectif ultime est qu’il gagne en maturité, qu’il évolue, en vivant la vie de chaque être humain, afin de comprendre tous les points de vue et de réaliser à quel point la vie est précieuse. A ce moment-là, il deviendra comme Dieu. Voilà donc le prisme du scénario déroulé dans Everybody. Il est aussi intéressant de noter que pour rejoindre pleinement ce concept, il rappe du point de vue de plusieurs personnes tout au long de ses morceaux (un noir, un blanc, un gay, une mère célibataire, etc). Petite référence amusante, quand il chante dans « Hallelujah » I was strollin’ down the highway (« je roulais sur la route »), il se place à ce moment-là du point de vue du conducteur qui a tué Atom.
Planet Paradise
Maintenant, rappelons le fil rouge qui relie chaque album de Logic. Under Pressure est sûrement l’album le moins ambitieux des trois au niveau du scénario. Il sert surtout à introduire Thalia, la voix féminine qui nous apporte des informations sur la conception de l’album entre chaque morceau. Dans The Incredible True Story, nous apprenons que l’humanité a quasiment disparu, après une guerre nucléaire qui a forcé l’exil de ce qu’il reste de la population. Des astronautes sont donc envoyés pour chercher une planète habitable, la planète Paradise. Nous suivons l’aventure de deux de ces astronautes, Kai et Thomas, qui sont accompagnés de leur intelligence artificielle, Thalia, qui a grandement évolué. A la fin de l’album, les deux astronautes débarquaient sur une planète, où ils trouvaient de la vie : Paradise. Voilà donc où en était ce fil rouge. Or, il est quasiment absent de Everybody. Il n’arrive qu’à la fin de la dernière chanson, « AfricAryaN ». On apprend qu’après avoir atterri sur la planète, ils ont marché en écoutant l’album Everybody (ils écoutaient The Incredible True Story et Under Pressure lors de leur voyage spatial). Thalia leur informe qu’ils arrivent à destination dans un peu plus d’une heure, le temps d’écouter le quatrième et dernier album de Logic. Un cliffhanger donc, en attendant Ultra 85, qui sera la conclusion de ce grand projet de quatre albums. Pour conclure sur cet aspect méta, on note que le goût de Logic pour la science-fiction se ressent par se souhaiter d’intégrer une histoire au-delà des histoires, celle des deux astronautes qui arrivent sur cette planète providentielle en écoutant les albums du rappeur.
Un équilibre compliqué à trouver
Sur le papier, rassembler dans un seul album ces trois aspects, et donc finalement ces trois points de vue, semble compliqué. Et force est de constater que la réalisation est relativement laborieuse. Parlons tout d’abord de ce fameux fil rouge, ces astronautes qui atterissent sur une nouvelle planète. Ils arrivent comme un cheveu sur la soupe, tout à la fin de l’album, alors que l’on est plongés depuis plus d’une heure dans l’histoire d’Atom et de Dieu. Il y a un vrai manque de cohérence à niveau-là, car il y a trop de niveaux de lecture. Logic souhaite intégrer une histoire sous-jacente à l’album « brut » en intégrant le concept d’Atom et d’humanité réunie en un seul être, très bien. Mais intégrer une autre histoire encore sous-jacente à celle-là en introduisant les deux astronautes qui écoutaient l’album depuis une heure paraît forcé et surtout maladroit. Il y a un manque de cohérence et de continuité par rapport à l’album précédent, et comme une impression que le rappeur s’est dit « j’avais décidé d’intégrer un scénario qui se suit au long des albums, je suis obligé de rajouter un élément pour que cela se comprenne dans Everybody« .
Mais un autre déséquilibre se ressent tout au long de l’album. Le thème voulu est la réunification de l’humanité toute entière, au-delà de la couleur de peau, de la religion ou de l’orientation sexuelle, comme le souligne l’histoire d’Atom. Or, on a plutôt l’impression que Logic passe la majorité de son temps à parler de son métissage et de sa difficulté à être accepté à cause de cette double origine. Cet aspect recouvre donc complètement le précédent, qui n’a l’air d’arriver que de temps en temps au détour de quelques skits, détachés du propos global que l’on entend dans les paroles des chansons. Si les chiffres prouvent que ce propos sur sa mixité ne constitue pas une majorité numérique de l’album, force est d’avouer que l’impression laissée par une écoute fait mentir ces chiffres. Cette impression, c’est celle que Logic passe son temps à nous parler du fait d’être autant noir que blanc mais de n’être accepté par personne. Il parle de cette mixité noir/blanc dans « Hallelujah », « Everybody », « Take It Back », « Mos Definitely », « Black Spiderman »… Or, en soi, avoir ce thème majeur dans l’album ne constitue pas un problème. Cela semblait d’ailleurs avoir été la volonté originelle de Logic, qui avait auparavant donné le nom AfricAryaN pour l’album, qui résume bien cette mixité conflictuelle, mélangeant de manière provocative african et aryan. Il aurait été intéressant que cela soit assumé comme propos principal du projet, surtout que Logic est la personne la plus à même de porter un tel message. Le problème, cependant, c’est d’avoir voulu couvrir ce thème en disant « le propos global de l’album est l’égalité de tous les êtres humains avec l’histoire d’Atom ». L’impression qui ce dégage est que ce dernier aspect souhaite recouvrir l’album mais sans vraiment y parvenir. Plus on écoute l’album, plus on ne retient que les parties où il parle de sa mixité. Et cela gâche la replay value, car on entend ce propos global dans les morceaux, entrecoupés par l’histoire d’Everybody qui en a l’air complètement détachée, rendant l’album très décousu. Pour finir, il dit rapper de la perspective de beaucoup de personnalités différentes dans l’album, notamment dans « Black Spiderman ». Or, cela se ressent très peu.
Quid de Everybody ?
Pour autant, cela veut-il dire que l’album est un raté ? Clairement pas. En plus de la qualité de la production et des flows, comme dit auparavant, ce projet recèle de très bonnes idées. On en retiendra deux principales. La première est le courage du morceau « Anziety », osant aborder un thème cher au rappeur et qui l’a affecté personnellement, alors que cette discussion est quasiment inexistante dans le rap. C’était donc un geste audacieux que d’inclure ce morceau empreint de vérité dans l’album, qui est de surcroît très réussi. Il y avoue que sa réussite avec The Incredible True Story n’a pas suffi à le rendre heureux et qu’il était au plus bas à cette période, jusqu’à subir une crise d’angoisse en public. On soulignera également « 1-800-273-8255 », morceau engagé contre le suicide et imageant fidèlement son propos de paix, d’amour et de positivité.
Néanmoins, il est difficile d’ignorer les parts d’ombre si l’on veut critiquer fidèlement ce projet. Alors comment aurait-il pu assouvir son ambition ? 2 hypothèses se posent. La première solution, comme Myke C-Town l’a soulevé, aurait été d’aller pleinement dans la direction qu’avait l’air de proposer le projet de base. Garder le nom d’AfricAryaN, oublier le concept d’Everybody avec l’histoire d’Atom, et se concentrer uniquement sur la mixité et tous les enjeux qui la composent, dans une Amérique gravement divisée. Logic aurait été la voix la plus authentique pour aborder ce propos, ce qu’il a fait dans une grande partie de l’album. Nul doute qu’il avait tous les atouts pour réussir un tel projet. La deuxième solution, à l’opposé de la première, aurait été de consacrer une partie moins importante de l’album aux problèmes qu’il a rencontré à cause de sa mixité et de sa couleur de peau. Comme dit précédemment, l’impression laissée par ce projet est que c’est un des sujets principaux. Or, s’il voulait vraiment aller au bout du concept de rassemblement de l’humanité de manière égalitaire via l’histoire d’Atom, il aurait du apporter plus de diversité dans ses propos. Rapper moins à propos de sa mixité et adopter de manière plus concrète des points de vue différents, plutôt que les enchaîner de manière floue au sein d’un même morceau. Il aurait pu, par exemple, clairement adopter le point de vue d’un ou deux personnages différents par morceau, représentant des réincarnations antérieures d’Atom. Après « Waiting Room » et l’épiphanie du personnage principal qui se rend compte de sa condition, il aurait pu amener de manière beaucoup plus logique son propos sur l’égalité de toutes les personnes qu’il a interprétées auparavant. La progression tout au long du projet se serait alors faite de manière beaucoup plus organique.
Ultra 85, vers l’infini et l’au-delà
Pour finir, notons que cette critique est une opinion tout à fait personnelle, un ressenti et une proposition d’axes d’amélioration. Il n’y a aucun doute sur le fait que cet album, qui reste de bonne qualité, a su trouver sa cible, et se laisse très agréablement écouter. Il est le symbole de la maturité de Logic qui n’a pas peur de se lancer dans des projets très ambitieux. Il ne reste plus qu’à savoir où va nous mener Ultra 85, quatrième projet signant la suite et fin de l’histoire, et l’album final pour Logic…