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Orelsan dans la peau de Peter Jackson pour terminer la fête
Neuf ans après le premier épisode, Orelsan a conclu en point d’orgue son excellente trilogie. Désormais, mué sous les traits d’un réalisateur, le rappeur a produit une oeuvre exemplaire qui s’étend bien au-delà de la musique.
Vous savez ce que l’on dit de l’ultime épisode d’une trilogie. D’un côté, il y a le film complet, cohérent, bouclant avec brio une saga exquise qui méritait un final explosif. De l’autre, il y a le navet, celui de trop, qui vient bafouer tout un univers. (Oui, Jurassic Park 3, on parle de toi). Pour ce qui est de La fête est finie, on pourrait faire un parallèle risqué (mais intéressant) avec Le retour du roi : une conclusion endiablée, déflagrante, qui vient apporter les réponses à une saga épurée. Doit-on oser la comparaison entre Peter Jackson et Orelsan ? Peut-être. Avec une part de pizza froide en guise d’anneau, un pote affalé sur un canapé sous les traits de Gandalf et Caen à la place de la Terre du milieu.
En effet, Aurélien Cotentin a tout d’un réalisateur né et ses albums en transpirent. Il y a deux ans, il dévoilait son premier film, Comment c’est loin dans lequel on le retrouve au scénario, à la réalisation et dans la peau d’Orel, le personnage principal. La comparaison va néanmoins bien plus loin. Avec les Casseurs Flowters (dont le nom est généreusement inspiré des méchants dans Maman j’ai raté l’avion pour les non initiés), Orelsan imaginait avec Gringe pour leur premier opus un disque où chaque morceau narrerait une histoire, entrecoupée de dialogue. Une tendance qui se retrouve, de plus, dans ses deux premiers albums.
Bref, dans sa construction, La fête est finie se place évidemment à mi-chemin entre l’album et le film. Orelsan est, en effet, l’un des rescapés de cette nouvelle génération sans saveur qui sort un album comme elle sortirait une playlist. Une tendance largement influencée par les lectures aléatoires et nouveaux modes d’écoute. Mais Aurel’ s’en fout. Lui, son album, il a un début, une fin, une trame, un univers. En outre, il l’écrit comme un scénario auquel viendrait s’entremêler personnages et dénouements, en réfléchissant aux scènes et à la réalisation. Pour une critique cohérente, il s’agira donc d’appréhender l’opus comme un film, et non pas comme un simple album. Ainsi, l’œil de Charlie Zep, cinéaste mais surtout cinéphile, viendra corroborer une analyse pointue d’un Orelsan non pas stylo en main, mais derrière la caméra. Action.
L’introduction
Tous les réalisateurs vous le diront : gérer un film, c’est ficeler son oeuvre du début à la fin, avec néanmoins une introduction aguicheuse et une conclusion dantesque. Et ça, Orelsan l’a bien compris. Avec son titre « San », il nous (re)transporte sous les notes d’un piano mélancolique dans l’univers qui planait sur les deux premiers opus. Quelques phases orelsanesques, une nonchalance déconcertante, et le tour est joué : on est parti pour quatorze morceaux assis sur un canapé, la tête dans les étoiles, la main dans un paquet de chips.
Son couplet unique pourrait être comparé à la scène introductive du film The Shining de Stanley Kubrick. Dans celle-ci, un plan-séquence parcourt le paysage, ses routes sinueuses et le bleu du ciel pendant trois longues minutes. Juste le temps que la musique stridente, entrecoupée de cris de femme, vous donne la chair de poule pour tout le reste du film. Une ambiance dessinée à la perfection qui, comme « San », résume à elle seule l’univers de l’oeuvre.
La réalisation
La réalisation d’un album se reflète dans sa production. Épaulé par Skread, Orelsan maintient une alchimie parfaite entre son travail lyrical et ses instrumentales. Une exécution épurée, mais aussi variée, tant l’artiste jongle entre les prods avec une cohérence bien trop facile. De bout en bout, l’album est construit pour maintenir l’auditeur (le spectateur ?) en haleine. Les morceaux se répondent pour altérer le rythme : l’univers glacial de « Zone » (inspirée des sonorités britanniques grime et Garage) vient notamment faire écho au ton ô combien léger de « Christophe ». L’artiste, tel un réalisateur fantasque, s’est même autorisé quelques extravagances. Dans « La Lumière », Orelsan s’est risqué à une production cloud rap, simple, innovante et peut-être même incomprise.
« Notes pour trop tard » se dessine, de plus, comme un plan-séquence, qui maintient l’oreille de l’auditeur pendant sept longues minutes. Déjà utilisé par Orelsan six ans plus tôt dans son époustouflant « Suicide Social », ce procédé technique, que ce soit en musique, comme au cinéma, permet de souligner la tension qui règne sur une scène. Au cinéma, le parallèle pourrait être fait avec Gus Van Sant et son « Elephant ». Les douces notes de la Sonate au Clair de lune de Beethoven accompagnent deux personnages à l’intérieur et à l’extérieur de l’université, sans le moindre mot, mais avec une mélancolie crispante. Un procédé visuel que maîtrise aussi le rappeur puisqu’il l’a utilisé à plusieurs reprises dans ses clips, comme « Inachevés » ou le plus récent « Basique ».
Les scènes clés
Un bon film, c’est avant tout de bonnes scènes. Parallèlement, un bon album, c’est aussi de bons morceaux. Et même dans un tout uniformément bon, quelques titres sortent du lot. C’est le cas, par exemple, de la piste numéro 5, « Défaite de famille » qui, dans sa conception, est une référence directe au cinéma. A l’écoute, l’auditeur ne peut s’empêcher de visualiser la scène : Orelsan, debout devant une table, s’adressant à chacun de ses invités. Un morceau qui rappelle Thomas Vinterberg et son Festen. Dans une scène, l’un des personnages, Christian, se lève au cours d’un toast, expliquant que son père l’a violé dans son enfance. Puis… la fête reprend, comme un écho à l’hypocrisie des fêtes de familles narrées par Orelsan. A noter que, dans la suite de Festen, Christian viole à son tour son neveu tandis que le rappeur chante :
Si j’ai plus d’trente ans et j’suis toujours assis à la table des enfants
C’est pour leur dire de s’méfier d’Christian quand il a d’l’alcool dans l’sang
Dans le troisième morceau, « Tout va bien », le rappeur semble utiliser un filtre pour décrire les horreurs du monde, comme s’il s’adressait à un enfant. « Si le monsieur dort dehors », ce n’est pas parce qu’il y est obligé, c’est « parce qu’il aime le bruit des voitures ». Cette fois-ci, la référence pourrait se trouver dans La vie est belle de Roberto Begnini. Le pouvoir du mensonge, l’entretien de l’espoir et l’isolement de la cruauté du monde pour survivre. Un message profond, sincère, qui plus est parfaitement orchestré par la coproduction sur l’instrumentale de Skread et Stromae.
Pour ce qui est de « Paradis », le morceau fait clairemtn suite au brillant dyptique du Chant des Sirènes composé de « Double vie » et « Finir mal ». Il s’agit d’un scénario multi-récidiviste dans l’immense paysage des films d’amour où un tombeur va finir par trahir sa compagne avant de se rendre compte qu’il était amoureux d’elle. Après s’être racheté, le couple vivra l’amour fou narré par Orelsan dans le morceau. Précédent la conclusion de l’opus, ce titre témoigne de manière bluffante l’évolution et la maturité du personnage à la fin de la trilogie.
Le casting
Le casting est la première relation entre le spectateur et le film. Au cinéma il y a aussi l’affiche, les bande-annonces ; en musique, il y a la cover, les singles. Dans tous les cas, les artistes qui composent une oeuvre doivent donner envie au spectateur de se rendre en salle. Orelsan, plutôt sobre dans ses précédents opus, a fait dans la démesure pour finir la fête. Nekfeu et Dizzee Rascal subliment l’ambiance pesante de « Zone », alors que Stromae accompagne Orel sur l’un des meilleurs morceaux de l’album, « La Pluie ». Très attendu, Maître Gims a signé une performance épatante sur l’immense délire qu’est « Christophe ».
Un alliage surprenant entre une nouvelle vague à l’image de Nekfeu, et des artistes confirmés et expérimentés. Pourrait-on oser la comparaison avec Les Infiltrés où Jack Nicholson, grand génie du cinéma hollywoodien (Stromae ?) donne la réplique à un jeune bourré de talents en pleine explosion (Nekfeu ?). Pourrait-on oser une autre comparaison entre un Orelsan dans la peau de Tommy Lee Jones et Maître Gims celle de Will Smith pour un Men In Black de folie ? Pourrait-on oser assimiler le « je » de Fight Club à un Orelsan qui rêve de devenir un Tyler Durden flamboyant, à la Dizzee Rascal ?
La conclusion
On évoquait plus haut l’introduction, censée tenir en haleine le spectateur. La conclusion doit lui faire écho, terminer dans un final esthétiquement sublime pour laisser un souvenir indélébile à celui-ci. Du haut de ses sept minutes, « Notes pour trop tard » est absolument géniale. Ces longues minutes viennent dessiner précisément l’évolution du personnage d’Orelsan au fil des trois albums. Un morceau ultra rétrospectif où il semble écrire, avec des regrets et un ton autoritaire, une lettre adressée à sa future progéniture. Et ce, tout en expliquant celui qu’il voulait être, celui qu’il a cru être, et au final, celui qu’il est réellement.
Dans son message fort, le morceau rappelle la bouleversante scène finale d’American History X. Dans ce film de 1998, Derek, un néonazi détestable devient le protecteur bienveillant de son frère. La lente instrumentale rappelle le claquement des vagues et l’ambiance douce qui referment le film. Autre référence marquante, celle de La 25ème heure qui a inspiré le morceau « Suicide social » et le clip de « Peur de l »échec ». Les deux protagonistes des deux films sont d’ailleurs joués par Edward Norton qui fait écho au personnage d’Orelsan dans toute sa splendeur. Un ancien haineux, prétentieux, désormais lucide.
Musicalement, La fête est finie est excellent. Orelsan maîtrise parfaitement ce qu’il fait d’un bout à l’autre et, tout en restant fidèle à son univers, a réussi a apporter un but en soi à son personnage. Désormais, ce n’est pas la fête mais la trilogie qui est finie. En attente d’un préquel ou d’une autre trilogie à la Star Wars, le rappeur peut se vanter d’avoir marqué au fer rouge, une décennie de rap français.