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Comment la discographie de Booba permet de retracer l’évolution du rap français ?
Du haut de ses 40 ans, le Duc de Boulogne est un monument du rap français, pourtant toujours aussi vendeur. Petit tour d’horizon d’une discographie miroir du rap francophone.
On peut être quadragénaire, avoir vingt ans de carrière, mais être toujours autant acclamé par la profession. Si de l’autre côté de l’Atlantique le débat fait rage pour déterminer le plus grand rappeur de tous les temps, en France, il est difficile de contester le trône à Booba. Huit albums, tous au minimum disque d’or, auxquels s’ajoutent une pluie tonitruante de singles à faire pâlir le moindre artiste de variété : le Duc est un phénomène. Pire, il semble même, à l’instar d’un grand cru, se bonifier avec le temps comme en témoigne ses 600 000 exemplaires vendus lors de ces trois derniers opus. Sa force : une faculté d’adaptation, presque avant-gardiste à chaque retour dans les bacs. Profitant de son statut de témoin entre la France et les USA, il est devenu un pilonne indétrônable de l’industrie où chacun de ses projets influence, d’une manière ou d’une autre, l’évolution du rap tricolore.
[divider]2002. [/divider]
[alert type=white ]Temps Mort, la naissance d’un phénomène qui transpire l’old school[/alert]
Alors jeune loup solitaire orphelin d’Ali, Booba insuffle son univers par l’excellentissime Temps Mort. Jugé pour beaucoup comme étant son projet le plus abouti, celui-ci s’inspire des vestiges de Lunatic avec une prose appliquée et la flamme du novice. Le groupe trouvait cependant un équilibre parfait entre la sagesse et le calme d’Ali et la fougue rebelle de Booba. Et pour cette tentative solo, le Duc a lésiné la facette de son compère en s’offrant un opus aux envies de richesses et d’aspirer à une vie meilleure.
Marqué par le passé de voyou de son auteur, Temps Mort respire le rap des années 2000 où les flows lents répondent aux boom-bap rythmés et quelques premières tentatives électroniques. A l’aube de l’émergence du hip-hop en France, l’album sublime parfaitement la notion de rythm’n’poesy du gamin de banlieue qui rêve de s’envoler vers un avenir plus radieux. Temps Mort n’est pas forcément le meilleur projet de Booba, mais il est sûrement celui qui respecte le plus les codes du rap originel. Encore jeune et frénétique, le Duc se cherche encore, restant fidèle, sur le papier du moins, à son passé sous Lunatic.
[divider]2004.[/divider]
[alert type=white ]Panthéon, le rap français s’offre ses premières couleurs[/alert]
Deux petites années séparent Temps Mort et Panthéon. Deux petites années, pourtant, étonnamment mouvementées. De l’autre côté de l’Atlantique, Eminem a eu le temps de dévoiler « Lose Yourself » et asseoir le hip-hop comme culture émergente irréfutable. 50 cent, lui, a sorti son titre « In Da Club » et dévoilé au monde entier une nouvelle facette du rap. Celle du rappeur tatoué, bodybuildé, qui fredonne sur des morceaux clubs un message à milles lieux des cris des ghettos new-yorkais originels.
De son côté, Booba a bien compris que le rap ne pouvait se cantonner à de simples beats charleston/caisse claire et il s’est inspiré de ce virage pour son second opus, Panthéon. Il prononce ainsi ses premiers (vrais) mots d’égo-trip et contribue à démocratiser en France un rap plus généreux. Les instrumentales sont plus mélodieuses, les refrains plus travaillés et le flow parfois supplanté par un lourd travail musical. Panthéon a, au final, gardait le meilleur de son grand frère, tout en s’offrant une silhouette plus actuelle et artistiquement plus mûre.
[divider]2006.[/divider]
[alert type=white ]Ouest Side, le rap français vit son American Dream[/alert]
En 2006, Booba a bien changé. Exporté à Miami, l’artiste est désormais gérant d’une marque de vêtement et caresse doucement sa nouvelle vie de businessman. Comme il ne l’a jamais caché, la culture américaine l’inspire et son succès lui permet de toucher enfin ses rêves de richesse et de vie matérialiste. Et à l’heure où le cœur du rap français bat aux messages politiques, Ouest Side gonfle le torse avec son égo-trip et ses fulgurances artistiques.
D’une part, le Duc reprendre « Mistral Gagnant » de Renaud pour son tonitruant « Pitbull ». D’une autre, il s’offre Akon, alors étoile montante de la sphère hip-hop américaine. Ici s’inscrit tout le paradoxe de ce nouvel album et du rap français en général. Un engagement à droite, une procrastination à gauche. De plus, Ouest Side ouvre la porte à de nouveaux univers fétiches : en témoignent les excellents « Au bout des rêves » et « Couleur Ébène ».
[divider]2008.[/divider]
[alert type=white ]0.9, le rap français se perd en chemin[/alert]
Booba coule ses jours paisiblement du côté de la Floride et ne regarde plus qu’à demi-œil l’actualité française. Pourtant, dans l’Hexagone, le rap balbutie. L’artiste le plus en vogue s’appelle Fatal Bazooka tandis que la démocratisation du style atteint sa quasi-apogée. Soprano signe ses premiers succès, Mister You aussi. Le rap commence à passer dans les radios populaires et affiche désormais plusieurs visages contradictoires. De son côté, invité au Urban Peace 2, le Duc envoie une bouteille sur l’un des invités dans la fosse. Il « s’américanise » un peu plus, à l’instar des rappeurs-playboys américains reflétant plus la société capitaliste que les banlieues.
Dans ce contexte naît 0.9, l’opus qui aurait pu enterré précocement la carrière de B2o. Prises de risques trop extravagantes, messages ambiguës et égo-trip poussé à l’extrême, ce quatrième album est le miroir parfait d’un rap français qui part dans tous les sens. On retrouve du Orelsan et ses attaques misogynes dans « Pourvu qu’elles m’aiment », du La Fouine et sa street dans « Salades Tomates Oignons » ou des artifices incompréhensibles à la variété française dans « R.A.S. ». Booba, qui respire désormais matérialisme et 50 carats, importe en France les plastiques avantageuses des pin-up floridiennes et les voitures à plusieurs millions d’euros. Amplement critiqué les premiers mois, cette idée est pourtant massivement reprise et compose aujourd’hui près de 90% des clips de rap français.
[divider]2010.[/divider]
[alert type=white ]Lunatic, le virage est (dangereusement) passé[/alert]
Après un 0.9 branlant, Booba a vite rectifié le tir avec son troisième volet d’Autopsie et un rap particulièrement lourd. Une petite année plus tard, il est cependant de retour avec un projet bourré de classe : Lunatic. Comme un rappel à l’ordre après l’échec de sa précédente tentative, cet opus s’inspire du nom de son groupe, entre nostalgie et nouveau départ. Dans un rap qui joue des coudes à « qui est le plus street ? » et où la conscience occupe une place grandissante, Lunatic brise les lignes et impose son style.
Featurings cinq étoiles avec Diddy ou T-Pain, classiques inexorables, Booba (re)prend les commandes du rap français. L’arrivée de Therapy en studio marque un tournant déterminant dans la carrière du Duc : les instrumentales sont plus électroniques et les basses dopées aux stéroïdes. Si dans son précédent opus il s’était cassé les dents avec quelques tentatives périlleuses, le rappeur récidive avec cette fois-ci la manière.
« Comme une étoile » marque le début d’une nouvelle génération, celle d’un rap émancipé de ses codes et libre dans sa réalisation. Le rap n’est plus simplement rap, il flirte parfois avec la variété et s’octroie un engouement certain en dehors des banlieues. Avec son morceau « Scarface », il poursuit dans cette ligne directive et pousse les frontières du hip-hop. Il jongle ainsi avec une double identité : la brutalité et la légèreté. Le rap français s’inspire de ce clivage et se créer désormais « le rap commercial ».
[divider]2012.[/divider]
[alert type=white ]Futur, à l’apogée du soft power de Floride[/alert]
Aucun album de Booba n’aura eu une si grosse influence que Futur. Aucun autre n’est, par ailleurs, si représentatif. Ce « futur » qu’il décrit transpire dans les seize tracks de l’album sans jamais perdre de vue la cohérence global. Booba est à l’apogée de sa carrière : il balaye les statistiques et se place au sommet des charts françaises avec un style ultra-progressiste et ô combien précurseur. Cinq ans après, de nombreux vestiges de l’opus sont disséminés dans le rap français.
Plongé dans une inspiration américaine, Futur est l’un des rares projets en cohésion avec l’époque outre-Atlantique. Chose bien moins véridique aujourd’hui, à l’époque on déclarait que les américains avaient quasi deux ans d’avance en termes de hip-hop. Booba l’a démenti en s’offrant même des collaborations avec les grosses pointures de l’époque, comme 2chainz ou Rick Ross. Au-delà de la facette musicale, l’arrivée de Kaaris, l’un des plus gros vendeurs français actuel est marqué sur le titre « Kalash ».
[divider]2015.[/divider]
[alert type=white ]D.U.C., le futur mué en vague stéréotypes contemporains[/alert]
Trois années séparent Futur et D.U.C., soit le plus gros écart de sa discographie, en sachant qu’aucune mixtape (mise à part la réédition) n’a été dévoilée. Ironie du sort : c’est peut-être pendant ces trois années que le rap français a le plus évolué. Les JUL cohabitent avec les Nekfeu, les Lacrim avec les Maître Gims. Booba, quant à lui, effectue son retour en France avec celui qui est considéré pour beaucoup comme le plus mauvais album de sa carrière.
Peut-être à juste titre, dans le sens où, pour la première fois, B2o s’est laissé influencé par le rap français pour son opus, et non l’inverse. Il s’agirait presque d’un 0.9 2.0 où la cohérence de l’album est quasi inexistante. De la lourdeur de « Tony Sosa » on passe à l’électro-club de « Loin d’ici » avant d’enchaîner sur une bouillie reggaeton comme « G-Love ». Booba n’est plus précurseur : il subit la loi du marché et l’ultra-concurrence du rap.
D.U.C reste évidemment un succès commercial mais est bien trop secoué par la critique. A l’heure d’un certain passage à témoin d’une génération à une autre, Booba aurait pu, comme d’autres, être sèchement évincé du rap français. Puisqu’il ne pardonne pas, les mêmes années, La Fouine ou Rohff, des piliers constructeurs des années 2000/2010 se sont cassés les dents dans le game sans jamais s’en relever.
[divider]2015.[/divider]
[alert type=white ]Nero Nemesis, on passe aux rattrapages[/alert]
Conscient de l’échec de son septième album, Booba a rattrapé le coche dans la foulée avec son très sérieux Nero Nemesis. Seulement quelques mois séparent les deux opus, mais musicalement, ils semblent à des années lumières. Exit les featurings clinquants sans valeur ajoutée et place à un casting et une ambiance assurément plus sobre. Plus sombre aussi, puisque mise à part le très rythmé « Validée » qui sonne finalement très loin de la cohérence de l’album, Nero Nemesis narre un univers très obscur.
Une fois n’est pas coutume, cet opus semble avoir marqué un nouveau point d’honneur dans la carrière du Duc. On ne peut plus mature, son statut de businessman semble avoir évincé quelque peu le rappeur. Sa marque Unküt et sa plateforme OKLM sont désormais ses priorités. Pour autant, Nero Nemesis relève pas moins d’un gros travail musical, et à l’heure des SCH ou autre Damso (qu’il a impulsé), Booba s’inscrit dans la continuité d’un rap sombre et épuré.