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Disiz contre Zilla, le puissant combat du père contre le monstre
Avec son album Disizilla, Disiz a expulsé toutes les névroses qui parcouraient son corps. Cette chronique évidemment fictive, met en scène le combat gigantesque d’un père de famille impulsif qui veut guérir toutes les plaies du monde.
Le ciel n’a jamais été aussi bleu, l’eau, jamais aussi turquoise. La vie paraît paisible, agréable. Les aléas d’un monde froid et imprévisible ne lui ont jamais paru si futiles. Il est là, avachi sur son hamac, lunettes de soleil rondes sur les yeux, profitant du calme que lui offre cette somptueuse plage, au bord du Pacifique. Il est seul, mais sincèrement, il n’en a rien à faire. Il a passé trop de temps, avec trop de monde, à mener un quotidien crispant, angoissant. Cette tranquillité-là, il la mérite. Cet après-midi à fondre sous un soleil brûlant aussi. Il profite simplement. Il a trouvé son repos, son confort, son Nirvana après l’avoir longuement cherché. Et seule la douce voix de sa secrétaire, marchant délicatement vers lui semble avoir le malheureux pouvoir de le réveiller.
« Monsieur Disiz ? Le général Johnson a encore appelé, il dit que c’est urgent. »
Allongé soigneusement sur son hamac, il n’esquisse pas le moindre geste, ni la moindre émotion. Ses lunettes masquent son regard, ses mains sont posées derrière sa tête. La jeune femme a l’habitude : son patron est poli, serviable et agréable, mais ô combien discret. Elle se doute qu’elle le dérange. En réalité, elle n’a même pas le droit de le rejoindre lorsqu’il profite de sa plage. Cependant, à ordre exceptionnel s’imposent situations exceptionnelles. Cinq minutes plus tôt, un haut-placé de l’armée américaine lui hurlait dans les oreilles. « Disiz doit me téléphoner au plus vite, c’est un ordre. »
Prenant une grande inspiration, traversée par son courage et la peur d’être, à nouveau, sévèrement réprimandée, elle reprend simplement, de son ton le plus mielleux : « Monsieur ? »
Sa question terminée, Disiz se redresse brusquement. Il se lève et s’en va, sans prononcer le moindre mot. L’agacement d’avoir été dérangé et la désinvolture de devoir répéter éternellement les mêmes choses l’épuisent.
« Vous savez ce que vous devez faire Anna. Répondez-lui comme d’habitude.
– Il m’a dit que c’était d’une extrême urgence, avoue-t-elle, légèrement paniquée.
– Comme toujours, vous le savez bien.
– Oui, il m’a dit que cette fois, vous pourrez regretter de ne pas le rappeler. »
Aussitôt, Disiz s’arrête au milieu du sable fin qui recouvre la plage. Il se fige quelques secondes, puis reprend sa route, d’un même pas décidé.
« Vous allez le rappeler ? demande sa secrétaire, tandis qu’il ouvre la porte de sa maison.
– Non. »
Sans même tourner la tête, il monte à l’étage, là où se trouvent les pièces de vie. Anna, médusée et inquiète, reste au rez-de-chaussée, à côté de son bureau. Elle est persuadée, au fond d’elle-même que Disiz a pris, une nouvelle fois, la mauvaise décision. Dans sa tête sont encore martelés les ordres précis et paniqués du général, quelques minutes plus tôt.
Le monstre des mers
Combien de fois devra-t-il répéter les choses ? Le passé appartient au passé, quel qu’il soit. Du haut de ses 40 ans, Disiz est trop vieux pour l’armée. En tout cas, c’est ce qu’il espère se convaincre lui qui, un an plus tôt, claquait la porte définitivement. Il était chargé des OSE, opérations secrètes exceptionnelles. Il devait régler des dossiers brûlants où les sections militaires plus « commodes » ne pouvaient intervenir. En bref, des expériences scientifiques qui tournent mal. En vingt ans d’expérience, il avait fait preuve d’une discrétion brillante. Et pourtant, l’ancien militaire avait franchement dû affronter tout et n’importe quoi.
Dès sa première mission, en octobre 2000, il se retrouvait dans un aquarium géant à devoir combattre un poisson rouge dopé aux stéroïdes. Encore jeune à l’époque, l’affaire avait fait quelques secousses dans la presse. Cela reste, néanmoins, la plus médiatisée d’entre toutes, même si, en 2012, l’intervention de son équipe sur un pharmacien taré qui confectionnait des pilules pour « éveiller la lucidité des gens » avait connu quelques remous.
Mais sa dernière mission l’avait convaincu qu’il était « trop vieux pour ces conneries ». Pour combattre d’éventuelles menaces plus inquiétantes, les hautes sphères du OSE, désormais sous la tutelle d’instances internationales, avaient voté une série d’essais nucléaires dans le Pacifique. Des armes ultra secrètes à l’usage tout aussi ultra secrets. Écoeuré par l’idée, mais aussi effrayé par la force de ses frappes, le « doyen » avait claqué la porte. Ironiquement, c’est ce même Pacifique qu’il a choisi pour venir profiter de sa retraite, dans la discrétion la plus totale.
C’est pourquoi, aujourd’hui, ce téléphone, il ne le décrochera pas. Quelques mois plus tôt, c’est ce même général Johnson qui forçait l’instauration de ces essais. Les deux hommes s’étaient écharpés sérieusement à plusieurs reprises. Sa démission fermement posée sur la table après quelques jours, Disiz avait laissé ses responsabilités dans les mains de qui le voudra. Son travail à lui était sobre et efficace. La démonstration de force, c’était pour les autres.
Dans le silence assourdissant de son immense chambre, seule la télévision, tout juste allumée, proposait de la distraction.
« Le monstre des mers est désormais à seulement quelques kilomètres de Tokyo », explique un présentateur américain, paniqué. « Les autorités japonaises sécurisent les plages adjacentes, et mettent à l’abri les populations locales. Le Président Japonais n’a toujours pas réagi, mais les hautes sphères de l’État implorent, déjà, l’intervention de l’armée. »
Disiz se relève, jette ses lunettes, balaye ses pensées, et augmente le son, le visage à quelques centimètres de l’écran.
« Nous avons avec nous le professeur Kayama. Professeur, avez-vous quelques précisions sur la situation tragique qui inquiète le Japon, aujourd’hui ?
– Oui, bonjour. Il semblerait que des essais militaires effectués dans le Pacifique aient réveillé un immense monstre marin, dont personne ne connaissait l’existence jusque-là. Selon les premières informations, le monstre mesurerait près de 100 mètres de haut. Il avance doucement dans les mers et se dirige vers la capitale. Aucun spécialiste ne sait encore de quoi il est capa… »
La télévision s’arrête brusquement. Disiz, télécommande en main, reste les yeux figés sur l’écran. Derrière lui, Anna, larmes aux yeux, mains sur la bouche. « C’est horrible », soupire-t-elle. Moins dramatique, mais tout aussi surpris, le néo-retraité se redresse.
« Vous nous avez manqué, commandant »
Quelques minutes plus tard, Disiz se retrouve au téléphone avec le général Johnson, qui lui détaille la situation.
« On a besoin de toi, personne d’autre ne peut gérer ça. On ne peut pas savoir quel est ce truc. Le monstre mesure 100 mètres de haut, il peut détruire la ville en dix minutes si on n’agit pas. Des premiers avions ont décollé pour le maîtriser à 100 km des côtes japonaises. Mais sa peau a l’air épaisse. On dirait un dinosaure ou un truc du genre.
– Il ne faut pas encore tirer. Ça pourrait l’énerver, et le pousser à l’offensive avant qu’on soit prêt.
– On fait quoi alors ?
– Il nous reste combien de temps avant qu’il atteigne Tokyo ?
– À ce rythme-là, je dirais trois heures, tout au plus.
– J’arrive. »
Le strict minimum et la valise est bouclée. Après une simple bise à sa secrétaire, l’avion privé du militaire décolle. Il a une heure de vol. Sur place, il ne lui restera que deux heures. Peu de marge de manoeuvre, tout doit être fait rapidement. Les yeux fermés sur la seule et unique place derrière le chauffeur, Disiz serre son casque audio autour de ses oreilles. Il est reparti.
« Trop de radiations… »
Un « Kaïju », c’est comme ça qu’on les appelle dans le milieu. Des monstres inconnus. Il en existe plusieurs types, celui-ci semble se classer dans la troisième catégorie : créature « cryptozoologique », des animaux dont l’existence n’était pas attestée… jusque-là. Les frappes l’ont, semble-t-il, réveillé au fin-fond des côtes japonaises. Cette idée-là lui faisait grincer les dents. Jamais il n’aurait pu imaginer qu’un monstre fossile puisse sortir de l’eau. Non. Par contre, il se doutait bien que tenter des essais nucléaires au beau milieu du Pacifique n’avait rien d’une bonne idée.
Le voyage est long et intense de réflexion. Après une bonne heure de vol, Disiz débarque dans un aéroport privé et discret de Tokyo. Le général l’accueille.
« Vous nous avez manqué, commandant.
– J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous retourner le compliment. Combien de temps nous reste-t-il ?
– Un peu moins de deux heures. Nous réunissons actuellement une équipe pour lancer la mission « Disizilla ».
– « Disizilla » ?
– Ne faites pas attention, c’est pour les besoins du scénario.
– Ah. »
Les deux hommes s’avancent doucement en direction d’un petit bunker situé à quelques kilomètres des côtes du Pacifique.
« C’est ici que nous allons devoir travailler », explique le général, tandis qu’il allume un poste d’ordinateur tout droit sorti des années ’90. Des nouvelles images viennent de nous être envoyées il y a quelques minutes. C’est un « Mastodonte » de 100 mètres de haut, une sorte de lézard-fossile tout droit sorti d’un film de science-fiction. »
Les yeux plongés dans l’écran, Disiz n’avait franchement jamais vu ça.
« Dans ma tête, y a un ouf qui fait des loopings. »
Les minutes sont des secondes
Quelques poignées de minutes plus tard, le général parvient à réunir un petit groupe d’une dizaine de personnes, les hauts chargés de l’affaire. Dans une intervention solennelle, presque ironique dans un petit bunker de 20 mètres carrés, Disiz prend la parole :
« C’est simple : on va attendre qu’il pose les pieds sur la côte. Dès que ce sera fait, deux hélicoptères iront l’attaquer, très bas, aux jambes pour le faire tomber. Tout l’intérêt sera de diriger les hélicoptères pour accompagner le monstre dans sa chute. Au sol, au niveau de l’hôpital Est, on a placé une bombe à détonateur sismique. Lorsque le monstre tombera, cela fera exploser le quartier, et lui avec. On n’a pas le choix, c’est le seul quartier qu’on a pu évacuer au plus vite. Tout passera par les airs, pour qu’aucun risque ne soit pris. On est ok ?
– OK », répète l’équipe d’une voix unanime.
Les rôles sont répartis dans la foulée. Deux hélicoptères sont réquisitionnés, conduits par deux pilotes expérimentés. En premier lieu, des bateaux de l’armée tentent de guider le lézard vers le quartier en question pour faciliter l’intervention. Ils sont assez loin de lui, mais la puissance de leur moteur instaure un courant artificiel qui le guide indirectement.
Les minutes semblent être des secondes et le monstre n’est plus qu’à un petit kilomètre. Disiz, assis sur une chaise dans le bunker, regarde les photos de son portefeuille. Sur celles-ci, sa mère, et ses enfants.
« Je ne savais pas que vous étiez père », souligne une voix derrière lui. C’était le Général.
« Il y a beaucoup de choses sur moi que vous ne savez pas, j’ai l’impression.
– C’est vrai. Et je le regrette. Je regrette aussi la manière dont tout ça c’est terminé.
– C’était peut-être mieux comme ça finalement. Le Pacifique m’a permis de retrouver du calme, de faire le point sur moi-même. Je fais un métier où je ne profite pas assez de ma famille, de mes proches. C’est marrant de dire ça, mais après cette longue période, cette mission me fait du bien. Tout ça est irréfléchi, spontané, excitant.
– Vous comptez reprendre du service ?
– Pour l’instant, la seule chose qui compte, c’est d’être là pour ma famille quand tout ce bordel sera terminé. »
C’est la première fois que les deux hommes se parlent depuis leur brouille. Enfin, qu’ils ont une vraie conversation, loin des priorités professionnelles. Avant ça, ils étaient proches. Très proches. Mais dans le rush du combat, un soldat vient les couper : la mission débute dans deux minutes. Le Général sera dans un hélicoptère, légèrement excentré pour superviser de haut l’intervention. Disiz, lui, reste dans le bunker, pour diriger les deux pilotes par guidage audio. Grâce aux différentes caméras intégrées des hélicoptères, Disiz a une vision parfaite de la situation. Au loin, dans l’eau, une silhouette sombre et noire se dresse. Après quelques minutes glaciales, il lance l’assaut et demande aux hélicoptères de passer à l’offensive.
« Boom, boom, boom, boom comme une bombe nucléaire. »
Les hélicoptères décollent et vont rafaler le lézard à une dizaine de mètres des côtes. L’un d’eux frôle la patte droite du monstre. Paniqué, il tente de l’écraser, comme un homme repousserait une mouche. Il se débat, et hurle de toutes ses forces en s’avançant comme le géant verdâtre qu’il est vers la côte. Le cri est immense et fait trembler les murs de la ville. Les tirs de missiles, couplés au rugissement du lézard assourdissent le quartier. En quelques minutes, sa patte gauche fléchit.
« Défoncez-lui la droite ! », hurle Disiz dans son talkie-walkie.
Les hélicos s’acharnent alors sur l’autre patte et inondent le monstre de balles. Les frappes sont trop fortes : le monstre s’écroule. La chute est lente, comme au ralenti. Les missiles ne s’arrêtent pas et accompagnent le monstre.
« Ça fonctionne, on dégage ! », conclue Disiz.
La masse s’écrase sur la ville. Puis… rien. Aucune explosion, aucun bruit. Un silence profond traverse les artères de Tokyo.
« Qu’est-ce qu’il se passe, putain ?, demande Disiz.
– Le détonateur n’a pas fonctionné, il faut l’activer manuellement, répond l’un des pilotes.
– Mais comment ?
– Il y a une commande sur les ordinateurs qui permet de déclencher l’explosion à distance. »
Autour de Disiz, une succession d’appareils électroniques dirigent l’opération. Parmi eux, une manette placée sous scellée chargée de déclencher la bombe au cas où elle ne fonctionnerait pas automatiquement. Disiz a les codes pour se connecter sur l’ordinateur, mais il a aussi un mauvais pressentiment. Sur celui-ci, plusieurs commandes sont possibles : rajouter un décompte ou la faire exploser maintenant. Mais elles ne fonctionnent pas.
« Merde, ça marche pas !
– Il faut demander un bombardement aérien, on n’a pas le temps, reprend le Général.
– Cela prendrait trop de temps, et ça ferait trop de dégâts sur la ville. Il faut l’activer manuellement.
– Quoi ? Mais t’es fou ! J’appelle le RAID aérien.
– J’y vais. »
« T’es au-dessus de ça, mais qui crains-tu le plus : C’est le Créateur ou sa créature ? »
« C’est trop dangereux. »
« Allô ? Disiz ? Ne fais pas ça putain, c’est trop dangereux. »
C’est sûrement moins dangereux que d’attendre qu’il se réveille, se dit le chef de l’opération, dans sa tête. Peut-être a-t-il raison, peut-être a-t-il seulement besoin de prouver son courage, sa dévotion, sa technique. « Allô ? Disiz ! », répète-t-on dans le talkie-walkie. Malheureusement, persuadé d’être le seul espoir de la situation, il y a peu de chance pour qu’il puisse passer à autre chose. Sortant du bunker, enfonçant son casque sur la tête, Disiz chevauche sa moto bariolée de noir et de jaune. Des inscriptions japonaises recouvrent la peinture du bolide. Sous son casque, il n’entend rien, ne fait attention à rien, sauf à lui. Les autres devront compter sur lui. Le pied sur sa cale, le poignet droit qui tourne vers l’avant : c’est parti.
« Cercle rouge, cercle vicieux, J’rêve d’un putain d’carré bleu »
Le trajet est rapide. Ce genre de rapidité qui fait réfléchir sur sa propre vie. Lorsque tu viens de prendre une décision spontanée, irréfléchie, et que tu décides d’aller au bout, parce que tu te persuades qu’il s’agit de la meilleure solution possible. Ce genre de rapidité qui retrace tout ce que tu as pu vivre, tout ce que tu as pu perdre.
Disiz, lui, pense à ses proches en premier. Sa mère, ses enfants. Il repense à son parcours, au triste monde qu’il a laissé derrière lui pendant un an. Il repense à tout ça, et fonce, droit devant, là où un énorme monstre verdâtre gît au sol. Disiz passe devant le visage du lézard, sonné, au sol. Ses deux yeux globuleux sont entrouverts et laissent paraître un regard horrifique, dangereux. Il ne s’attarde pas, et s’en va vers la bombe. Elle est posée au sol, à une dizaine de mètres du monstre.
« La bombe est désactivée, c’est pour ça que je ne pouvais pas l’activer à distance.
– Mets un décompte et tires-toi de là. »
Il s’exécute. À travers une scène qui sent bon le stéréotype d’un mauvais film d’action, il bidouille les fils les uns après les autres pour tenter de reconnecter le tout. Le bleu avec le rouge, non. Le rouge avec le jaune, non plus. Le rouge avec le vert, toujours pas. Trop de fils. Trop de combinaisons. Trop de tout, mais pas assez de temps.
« Disiz …? »
Il n’écoute pas. Il est dans un autre monde. Il veut simplement reconnecter ces fichus fils pour allumer la bombe et activer le décompte. Le reste, pour le moment, ça ne lui importe pas. C’est lui le héros de ce putain de film, c’est lui, le mec avec un hoodie noir et jaune, des cheveux à la Erik Killmonger dans Black Panther. C’est lui le mec irradié qui doit sauver le monde. Ou du moins Tokyo.
« Disiz, tu m’entends, merde ? »
C’en est trop, il débranche le téléphone. Soufflant un grand coup, il tente une ultime connexion. Devant lui, un petit écran bleu s’allume. Ça a fonctionné. Un espèce de truc tactile qu’il ne maîtrisait pas franchement. Mais il a été formé pour ce genre de situation, et de toute manière, il n’a pas le choix. Le casque toujours sur la tête, dans un copieux silence, il ajoute deux minutes au détonateur et constate le noircissement soudain du ciel. Il se retourne. Le monstre est là, debout. Il ne l’a pas vu heureusement. Il est tellement immense, tellement vert, tellement… toxique. Il faut faire vite, très vite. Disiz appuie sur le bouton, pose la bombe et se précipite vers sa moto.
1 minute 40.
« Avec le temps tout partira. Sauf les blessures et les regrets. Les cicatrices gardent leurs adresses, le mal qu’on fait tient ses promesses. »
Il accélère à fond et rappelle le général.
« C’est bon, j’ai réussi.
– J’ai vu. J’ai vu aussi qu’il est de nouveau debout !
– Ouais, je me suis cassé.
– Le problème c’est qu’il te suit ! »
Disiz se retourne : en effet, il a beau aller le plus vite possible, le monstre le suit et s’éloigne de la bombe. Merde. Dans un virage serré digne de Fast and Furious, il dérape et prend le chemin en sens inverse.
« Tu fais quoi putain, dégage de là !
– Je rattrape mes erreurs. »
Il accélère. Encore. Encore. Et encore. Il baisse sa tête comme dans un virage d’un grand prix Moto GP. Le monstre s’avance lourdement devant lui, écrasant ses pattes immenses et interminables. Disiz anticipe ses mouvements et se faufile entre elles. Le monstre se retourne dans une lenteur phénoménale et rebrousse chemin.
45 secondes.
Disiz fonce. Il fonce plus vite qu’il n’a jamais foncé. Le temps joue contre lui et il ramène en quelques secondes le monstre vers l’explosif.
15 secondes.
Disiz repasse sur la bombe et continue son chemin pour s’en éloigner le plus vite possible. Le lézard est loin de lui, mais suffisamment près pour subir les dégâts de l’explosion. Quant à Disiz… c’est trop tard.
« Mon petit papa, ne t’inquiète pas. Ne t’inquiète pas. J’ai confiance en toi »
« Réponds-moi mon vieux… »
Un immense embrasement envahit la côte. Une épaisse fumée s’empare instantanément des artères du théâtre. Les immeubles, autour, s’effondrent, engloutis dans l’explosion. Du monstre, il ne reste plus qu’un étrange liquide vert et dégoûtant. Du quartier, il ne reste plus que des ruines brisées sous le vacarme de l’assaut. Chez les militaires, le silence plane. Le monstre est vaincu, mais le sacrifice est lourd. Le bunker, à quelques centaines de mètres a survécu. Ça a l’air d’être le seul vestige intact au milieu d’un champ désastreux, guerrier. La fumée s’évapore en quelques minutes. Des hélicoptères survolent la zone.
« Disiz…? Tu m’entends ? », demande la timide voix du Général.
Aucune réponse.
« Disiz…? Réponds-moi mon vieux… »
« Mon petit papa, ne t’inquiète pas. J’sais que tu vas revenir, revenir près de moi »
C’est la seule chose qu’il entend pour l’instant. Impossible de savoir d’où la voix provient. Lui, il ne voit rien, aucun son ne traverse son crâne. Seule la voix de sa fille, fredonnant cet air semble l’apaiser. Il est allongé, ça il le sait. Mais où ? Pourquoi est-ce la seule chose qu’il entend ? Il est persuadé d’être mort. En tout cas, c’est ce que l’on se persuade quand on est incapable de bouger, d’entendre, de voir. Quand on est figé au sol, les yeux plongés dans un paysage blanc avec notre fille qui fredonne. Il espérait deux choses, revenir pour dire adieu à sa famille, et que son sacrifice ait servi à quelque chose. Qu’il ait réussi à vaincre cet immonde lézard vert qui, mine de rien, lui aura permis de revoir sa fin de carrière, de faire un point sur sa vie, de comprendre où il devait aller désormais. Au lieu de siroter des cocktails au bord du Pacifique, il a vaincu une menace inédite en héros. Mais ce statut, cette volonté de combattre le danger seul, cette soif de défi et de dévotion, l’a peut-être séparé à tout jamais de sa famille. Loin d’elle, écoutant seulement la voie d’Eari lui demander de ne pas s’inquiéter, il ne fait qu’une seule chose : s’inquiéter. Et à son tour de fredonner une chanson.
« Je voulais te cacher le monde, le temps qu’j’le répare
Pourtant j’avais promis que je rentrerais pas tard
Mais la cruauté est vaste
Aussi vaste que l’espace
Je voulais qu’on l’efface
J’n’ai fait que faire des traces
Aucun signe de détresse
J’voulais pas t’inquiéter
J’me suis perdu en chemin, là, dans la voie lactée »
La voie lactée est peut-être grande, mais toujours moins que l’amour d’un père pour sa fille. Où qu’il soit, il finira bien par revenir. C’est une certitude, une promesse. Et lorsque l’on vient de combattre un monstre de 100 mètres de haut, on se dit que le combat le plus difficile est d’être père.