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Hip Hop Management: D’Auguste Comte à Bachelard … à Apple et Dr Dre
Jean-Philippe Denis est un professeur de sciences du management à l’Université Paris Sud. Rédacteur en Chef de la Revue Française de Gestion, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Introduction au Hip-Hop Management, publié aux éditions EMS. Ce livre a reçu le prix du « Meilleur ouvrage de recherche appliquée en management 2015 ».
Qu’il s’agisse de recherche ou de pratique, ceux qui font profession de stratégie et de management vivent trop souvent sur deux planètes distinctes. Et on reste assez sidéré de la difficulté des habitants de l’une des planètes à simplement apercevoir l’autre.
Peu ou prou ces deux planètes correspondent aux deux hémisphères droit et gauche du cerveau, donc à la fameuse distinction entre esprit de géométrie et esprit de finesse chère à Pascal. En épistémologie des sciences, on considère la première planète comme celle du positivisme hérité des lumières d’Auguste Comte. La seconde, elle, est celle conçue par le grand philosophe Gaston Bachelard pour lequel « rien n’est donné, tout est construit ».
Sur la planète héritée de Comte, le monde est vu comme régi par des forces implacables, et par des lois déterministes de performance. Comme dans un roman d’Houellebecq, une sorte de sélection naturelle des formes les plus adaptées s’y opère mécaniquement. Il vaut mieux dès lors se soumettre puisque rien ne sert de courir ni même de se battre : après tout, comme le disait Keynes, à long terme on est tous morts. Au risque de la provocation on pourrait ajouter : qu’on se sente ou qu’on ne se sente pas Charlie.
Sur la planète léguée par Bachelard, les habitants raisonnent à l’inverse. Derrière chaque calamité, ils voient une opportunité. Dès lors ils ne perdent jamais puisque, pour filer Nelson Mandela, soit ils gagnent soit ils apprennent. L’avenir est donc toujours ouvert même si tout n’est pas possible. Et pour peu qu’on envisage d’abord la manière de s’embusquer pour mieux l’attendre, il est toujours plein de promesses nouvelles, toujours en devenir.
Les transformations de l’industrie musicale depuis vingt ans illustrent à merveille l’existence de ces deux planètes.
Un univers en transformation rapide
Auteurs, compositeurs, interprètes, producteurs, distributeurs ont vu avec effroi le téléchargement illégal dévaster marges, chiffres d’affaires. Alors que le MP3 n’a évidemment pas apporté la planche de salut espérée, l’heure est déjà à l’avènement de l’écoute en streaming. Et contre ceci, aucune loi ni aucune répression n’a constitué une réponse robuste…
Dans cet univers de transformations très « positivistes », faire toujours plus de spectacles avec des places vendues plus chères est depuis 20 ans la réponse stratégique unanime des acteurs de l’industrie. Ils donnent ici raison à la prophétie de David Bowie : l’artiste est « la part matérielle de son immatérialité », et pour le voir on peut encore espérer que le client soir prêt à payer. Cher. Très cher. Toujours plus cher.
Sur la planète constructiviste, ces transformations ont été appréhendées autrement, et les virages négociés différemment. En 2001, Apple annonce son entrée dans la musique avec l’iPod. Steve Jobs en expliquait ainsi le motif : d’abord, parce que tout le monde aime la musique, même si tout le monde n’aime pas la même ; ensuite, parce que la musique fait partie de la vie de chacun ; enfin – last but not least – parce que la musique ne connaît pas de frontières, qu’elle se déplace sans coûts et qu’elle ne dort jamais. Bref, comme l’argent…
Apple et les rappeurs
2007 aura été l’année du lancement de l’iPhone. Quant à 2010, si elle aura été celle du lancement de l’iPad à grand renfort de publicités gracieuses dans nos quotidiens sur fond de ritournelle « Steve Jobs, nouveau Gutenberg… », l’Histoire retiendra surtout qu’elle aura été celle où Apple est devenue première capitalisation boursière mondiale après avoir flirté avec la liquidation 15 ans plus tôt.
Sur la période, quelques autres constructivistes ont réussi des coups en or. Ils évoluaient dans une industrie qui n’avait pas bonne presse car peu fréquentable. Puff Daddy, Jay-Z, Dr Dre avaient pourtant un point commun : partis d’en bas ils avaient tout à gagner rien à perdre – pour reprendre une « punch-line » d’un rappeur français, Booba.
Aussi, quand, en 2014, Apple rachète Beats, l’entreprise de casques fondée par Dr Dre et Jimmy Iovine, c’est une surprise pour nombre de ces analystes qui peuplent la planète du positivisme. Ils pensent que c’est un choix de calcul, qu’Apple se lance dans les casques haut de gamme. Ils n’imaginent pas autre chose.
Pourtant, fin juin 2015, Apple Music est lancé. Fin juillet, sur fond de surprise aussi générale que savamment orchestrée, Dr Dre annonce son premier album en 16 ans et disponible en exclusivité sur… Apple Music à compter du 7 août : Compton. L’album constitue la bande originale du film Straight Outta Compton, sur l’histoire du groupe le plus dangereux du monde, NWA. Le film a battu des records d’affluence et de recettes aux Etats-Unis depuis sa sortie, le 14 août. Avant de débarquer en France le 16 septembre.
Voilà comment dans une industrie, la musique, dévastée, Dr Dre aura réussi un coup de hip-hop management magistral : gorgée de milliards mais en panne radicale d’imagination constructiviste depuis le décès de son fondateur, l’hyper machine à calculer qu’est devenue Apple avait besoin d’exemples constructivistes neufs pour alimenter ces dynamiques mimétiques d’identification dont Steve Jobs était, jadis, le maître concepteur.
Jean-Philippe Denis, Professeur de gestion, Université Paris Sud – Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.