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Du spleen à la Nuit, Jazzy Bazz sur les traces de Charles Baudelaire
Le dernier poète maudit ? Jazzy Bazz réactive des liens profonds entre poésie et rap, semblant puiser son inspiration dans le spleen qui habitait et rongeait l’immense poète Charles Baudelaire dans le même Paris, un siècle auparavant. Alors que son album Nuit est disponible depuis ce vendredi 7 septembre, retour sur quelques anciens travaux qui font de Jazzy Bazz ce poète si singulier dans l’industrie du rap.
« Mon rap, un poème sans poésie » rappait déjà Booba en 1996, dans « Le Crime Paie ». Depuis, plus de vingt ans ont passé. Tandis qu’un parfum de phase terminal(e) peut être flairé dans la lutte du Duc pour asseoir sa domination sur le rap français, le débat intrinsèque à cette punchline parait toujours aussi prégnant. Les rappeurs (peuvent et) doivent-ils être considérés comme les poètes des temps modernes ?
Une question complexe et récurrente, avec deux styles en permanente évolution, mais avec comme constante finalité de provoquer une émotion vive chez le lecteur/auditeur. Il serait mal avisé de renier en bloc tous liens et filiations entre poésie et rap, deux arts contenant plus de points communs que leurs seules formes et finalités. Pour le rappeur, le patrimoine poétique demeure une réserve d’inspiration considérable dans laquelle il peut fréquemment piocher et s’inspirer, que ce soit pour ses figures de style extrêmement développées, ou ses thématiques quasi-universelles. Les comparaisons avec les poètes sont donc monnaie courante, et souvent pertinentes pour permettre aux individus plus éloignés culturellement du rap d’y trouver une porte d’entrée.
Les fleurs du mal, l’inspiration du rap français
Prenons l’exemple du célèbre poète Charles Baudelaire, qui a marqué l’histoire de la poésie et révolutionné toute la littérature par ses œuvres tant par leur forme que par leur contenu. Encore aujourd’hui, son recueil Les Fleurs du Mal demeure un classique, enseigné dans de nombreux établissements scolaires, et décortiqué par de nombreux spécialistes. Son empreinte sur la culture dans son ensemble est immense. De ce fait, même les rappeurs lui rendent fréquemment hommage dans certaines de leurs phases, s’appropriant ou détournant des rimes du poète, souvent en référence à certaines substances illicites. Pour ne citer qu’eux :
- Le réalisme de Georgio « Les fleurs du mal ne poussent pas que dans les poèmes de Baudelaire » (« Rose noir »)
- Les jardiniers dépassés de Columbine : « Les fleurs du mal poussent dans ma chambre », fleurs avec lesquelles ils se feraient des colliers (« Fleurs du mal« )
- Vald le maléfique : « je renifle les fleurs du malin » (« Désaccordé »)
- L’irrévérencieux Doc Gynéco : « Je te ferai passer l’oral sur ma fleur de mâle » (« Viens voir le docteur »)
Profond génie, Baudelaire a inspiré toute une génération de rappeur par les thèmes récurrents de ses écrits : l’amour, les paradis artificiels, l’envie d’évasion, la ville de Paris… Un ensemble de thématiques qui sont relier à une notion que Jazzy Bazz aura associé à bien plus que seulement 64 de ses mesures : « le Spleen ». L’angoisse, la mélancolie, la solitude … Tous ces termes peuvent correspondre aux sentiments complexes résumés dans cette notion. Des sentiments qui habitent à la fois Baudelaire, puis plus d’un siècle plus tard l’Ultra-Parisien. Pour preuve de ces troubles qui habitent le rappeur, on peut citer tout un panel de ses paroles teintées d’une tristesse poétique :
- « Essaye juste d’ouvrir l’œil, la vie c’est passager, j’évite de m’attacher car on va tous mourir seul » (« 64 mesures de spleen »)
- « On se retrouve la nuit dans blues et l’amertume, on redoute l’avenir on est perdu on se fout de la vie » (« 3h33 »)
- « Vivre est une infime seconde et la terre est une particule » (« Dans ma tête »).
- « J’aimerais éclairer les consciences mais j’suis qu’un rayon de lune » (« Le roseau »)
Des phases imprégnées d’une grande mélancolie que l’on peut mettre en lien par exemple aux quatre poèmes « Spleen » issus de la partie « Spleen et Idéal » des Fleurs du Mal :
- « L’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. » - « Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées » - « Je suis un cimetière abhorré de la lune »
Ainsi, par son œuvre, Jazzy Bazz semble constamment incarner le Spleen, le vague à l’âme, qui habitait et rongeait Baudelaire plus d’un siècle auparavant. Et comme lui, il vient à s’interroger sur les potentiels remèdes à ce désespoir permanent. Un questionnement qui va le pousser à aborder nombre d’autres thématiques communes avec le poète.
- « Faire l’amour ça n’existe plus » écrit Jazzy Bazz dans 64 Mesures de Spleen. Comme pour le grand Charles, les relations amoureuses semblent constituer pour Iván un fardeau émotionnel écrasant, qui ne fait qu’amplifier son Spleen.
- « J’ai cherché dans l’amour un sommeil oublieux ;
Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles » (« La Fontaine de sang »).
Le coeur brisé du poète
Comme avec tout idéal baudelairien, les risques de désillusion et de souffrance sont immenses, malgré tout le bonheur qu’une relation peut apporter à l’Homme. La comparaison de la femme au vampire par le poète va dans ce sens (« Toi qui, comme un coup de couteau, Dans mon cœur plaintif est entrée »). Finalement, pour le rappeur et le poète, une seule conclusion : « Tomber amoureux c’est tomber de si haut » (« Trompes de Fallope »). Et cela malgré la beauté de Laetitia qui « concentre l’attention », telle celle d’une passante : « la fugitive beauté, dont le regard m’a fait soudain renaître » chez Baudelaire (« A une passante »).
Ainsi, comme « l’Amour est mort », une autre alternative au Spleen se trouve explicitée par le poète dans Le vin de l’assassin :
« Ma femme est morte, je suis libre ! Je puis donc boire tout mon soûl »
La solution réside dans les « paradis artificiels », chers aux artistes. Que ce soit le cannabis pour Jazzy Bazz (« Quand le mercure chute, j’apaise mon système nerveux avec un cône de verdure pure », « Vision »), l’opium pour Baudelaire (« L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes, Allonge l’illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté », « Le Poison »), ou l’alcool pour les deux (« L’âme en peine, j’suis condamné à errer, traîner dans des bars et rester en l’état affaissé », « Ce putain de Jazz » ; « Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane, Noierons-nous ce vieil ennemi ? », « L’irréparable ») … la consommation implique encore cette lutte perpétuelle face au « vieil ennemi » qu’est le spleen. Mais ces paradis demeurent comme l’écrit Baudelaire, hautement artificiels, et les deux artistes se retrouvent à errer dans cette ville qui occupe presque toute la trame de fond de leur œuvre et de leur vie : Paris.
Au 19e siècle, le thème de la ville est nouveau et moderne. Au naturel de ses prédécesseurs, le grand Charles préfère l’artificiel et l’urbain. La ville en train de devenir ville lumière est très présente dans l’œuvre du poète. Un autre point commun avec Jazzy Bazz. Sur la route du 3.14, 3.14 Boogie, P-Town… Les références à la ville infinie sont omniprésentes, et Paris apparait pour les deux artistes à la fois comme mal et comme remède. Ses qualités et ses défauts se trouvent personnifiés comme ceux d’une femme pour laquelle Iván éprouverait une sorte de syndrome de Stockholm, dans Le Syndrome :
« Fourmilière de béton, mère nourricière
Pourquoi mes frères oublièrent la raison ?
Ta richesse rayonne mais je me questionne :
Pourquoi tu la partages avec si peu de personnes ? »
Au fond, pour Baudelaire, la Ville lui rappelle son spleen : « Paris change, mais rien dans ma mélancolie n’a bougé » (Le Cygne). Disparaitre dans l’immensité ne suffit pas toujours pour le poète et pour l’ultra-parisien, et la solitude reprend ses droits. Même dans la nuit et la noirceur comme atmosphère ambiante à l’ensemble de l’œuvre d’Iván.
« Bienvenue dans P-Town
Où les nuits sont agitées pour ceux qui vagabondent
La ville est un océan où les vagues abondent » (« P-Town »)
Et cela malgré toute une section des Fleurs du Mal dédiée aux portraits des plus démunis pour tenter de se libérer de cette mélancolie : Tableaux Parisiens (décrivant mendiants, prostituées, passants…). Une démarche reprise à la lettre dans le morceau Amen de Jazzy Bazz qui conte les histoires douloureuses d’un migrant politique et d’une prostituée, et va lui faire douter comme Baudelaire de la bonté du divin :
« Encore une prière qui prend de l’altitude
Est-ce illusoire ? Je n’pourrais le prouver avec exactitude » (« Amen »)
Combat contre l’au-delà
Habité par un spleen brutal, la relation de Baudelaire à la religion est ambigüe. Les Fleurs du Mal furent même à l’époque condamnées pour « offense à la morale religieuse ». Une partie du recueil semblait en effet verser dans le satanisme : « Ô Satan, prends pitié de ma longue misère » (« Les Litanies de Satan« ) et dans le blasphème : « Saint-Pierre a renié Jésus … il a bien fait ! » (« Le reniement de Saint-Pierre »). Une ambivalence avec le catholicisme qui semblait motivée avant tout pour l’omniprésence du mal et le désespoir constant du poète. Un mal inhérent à l’homme qui semble pousser également Jazzy Bazz à intégrer la tentation et la menace du Diable dans certains de ses morceaux, décrivant une sombre humanité :
- « C’est l’homme qui a bâti tout cet univers, réuni tous les éléments permettant l’avènement de Lucifer » (« 64 Mesures de spleen »)
- « C’est tentant de s’éclipser jusqu’à l’apocalypse » (« Vision »)
- « Ouais je tente le diable, c’est à lui que je vais rendre l’âme » (« Ce putain de Jazz »)
Selon El Presidente, les messes ne seraient au fond que de la « nuisance sonore », et le seul remède au spleen des artistes est le suivant : la mort.
- « Laissez-moi me détruire, que je laisse une trace de mon existence » (« P-Town »)
- « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! » (« Le Voyage« )
Finalement, c’est dans toute cette mélancolie que réside le génie de Charles Baudelaire, ainsi que celui de Jazzy Bazz. Le charme d’un poète maudit, empli de négativité et de désillusion. Jazzy Bazz fait briller l’obscurité, sublime le malheur pour créer une émotion en nous en embellissant la tristesse qui habite le quotidien : « c’est quand j’ai du spleen que je peux déclencher du style » (64 mesures de spleen). C’est dans ce spleen que l’auditeur va pouvoir admirer la beauté et l’immense talent d’écriture du rappeur poète qui réussit à multiplier les jeux de mots, figures de styles et rimes multi-syllabiques tout en nous contant parfaitement tout cela de son flow intarissable. « L’art ne veut pas la représentation d’une chose belle, mais la belle représentation d’une chose » (Emmanuel Kant)
Toutefois l’œuvre du rappeur ne doit pas être résumée à ça. À côté de Charles Baudelaire, on peut trouver un autre alter-ego à Jazzy Bazz qui l’accompagne depuis toujours et qu’il a explicité dans l’un de ses derniers morceaux : Charles Bronson. A côté du poète, il y a le bagarreur, robuste et prêt à en découdre. Champion des Rap Contenders, Iván illustre également par la violence sa verve. Que ce soit dans « Le Roseau« , ou plus récemment dans « El Presidente« , le rappeur nous a montré sa volonté de s’affirmer comme le meilleur, et sa capacité verbale à le démontrer. L’ego-trip est un genre que l’artiste maitrise également, usant de gimmick et d’anaphore plus directs. Un genre parmi d’autres qu’il semble prêt à creuser davantage pour son prochain album, pour sortir de sa zone de confort :
- « Ressors de la broussaille incassable comme le roseau » (« Le Roseau »)
- « Jazzy bazz, tout l’espoir pour le Rap hexagonal » (« 3.14 Attitude »)
- « J’prive les rappeurs de leur liberté, tu connais l’procédé d’El Presidente imposant sa souveraineté » (« El Presidente »)
Jazzy Bazz apparait ainsi comme l’un des plus grands poètes du rap français contemporain. Prenant racine dans le patrimoine des poètes maudits et s’inspirant particulièrement de Baudelaire, ses sujets de prédilection semblent en train d’évoluer, peut-être pour toucher d’avantage le grand public.