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La Rédac’ Contenders : peut-on apprécier le rap américain sans comprendre les paroles ?
Peut-on apprécier une oeuvre anglophone sans en comprendre le moindre mot ? C’est la question que nos rédacteurs se sont posés.
Le paysage Hip-Hop est rempli de débats et de contradictions. Pour offrir quelques pistes de réflexion à ces conversations interminables de fin de soirée, nos rédacteurs ont discuté autour de quelques points de divergences. Au programme aujourd’hui : peut-on écouter et apprécier du Rap Américain sans comprendre le moindre mot d’anglais ? Le débat est animé par Baptiste Beauquis et Justin Noto que vous retrouverez chaque semaine pour Les Rédac’ Contenders.
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Bien sûr et j’en suis la preuve vivante. Comme une grande majorité de consommateurs de Rap américain, j’ai commencé par écouter ce genre, assez jeune, en ayant que très peu de notion en anglais. En gros je savais dire « Brian is in the Kitchen » (et c’est déjà pas mal). Au fil du temps j’ai appris à enrichir mon vocabulaire et je suis aujourd’hui capable de comprendre une oeuvre anglophone, mais je ressentais déjà bien avant le génie créatif. Les ambiances, les émotions, et ça, ça n’a pas de langage !
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Tu marques un point. Car moi aussi, ne comprenant pas les paroles et alors que le web et les sites de traduction n’étaient que très peu développés, j’ai longtemps apprécié uniquement la partie musicale du rap. Mais la question est nuancée. « Peut-on écouter du rap américain sans parler anglais ? », oui, on le peut. Mais peut-on réellement l’apprécier ? Loin de moi l’idée de faire le puriste bilingue, insupportable et donneur de leçon, mais est-ce que, sans la compréhension des paroles, le rap a la même valeur ? Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert le morceau « Mockingbird » d’Eminem que j’ai écouté en boucle. Et alors qu’aujourd’hui je comprends tout ce qu’il implique, dans son émotion, dans le poids de ses mots, je me demande comment j’ai pu apprécier, à ce point, un tel morceau sans en comprendre le moindre mot. En outre, si les paroles évoquaient un problème de plomberie ou un sandwich jambon-beurre, j’aurais été tout aussi subjugué.
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Tu l’as apprécié car tu as compris l’émotion et la peine qui en dégageaient. Ce qu’il y a de bien avec la musique c’est que l’on n’a pas besoin de comprendre pour apprécier et saisir les mélodies, c’est ça la magie du quatrième art ! (selon notre ami philosophe Georg Hegel). La musique est, aux prémices, un tout composé de sonorités qui viennent toucher les sens de notre cerveau, qui va alors réagir de telle ou telle manière. Certaines choses vont nous toucher sans que l’on comprenne vraiment pourquoi. Maintenant, analyser et être capable de traduire les paroles permettra d’avantage d’apprécier une oeuvre, d’aller plus loin, mais cela n’est en aucun cas primordial.
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Je vois où tu veux en venir, mais la frontière de la langue peut être un masque dangereux. A l’heure où le terme de « vrai rap » n’a jamais été aussi populaire et que les paroles sont un vecteur indispensable de la qualité d’un morceau, comment expliquer que des rappeurs français sont décriés pour leurs textes alors que d’autres, américains, sont adulés alors même que l’on ne les comprend pas ?
Encore une fois, mes propos pourraient être comprises comme une sorte de déclaration chauvine et dénuée de sens, mais il s’agit là simplement d’une interrogation. On se demandait, dans un dernier article, si l’on devait considérer PNL comme du rap ou non, mais je reste persuadé que si les deux frères étaient nés de l’autre côté de l’Atlantique, leur popularité, en France, aurait été bien moins divisée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Tout simplement parce que du moment que l’on ne comprend pas le texte, on ne peut juger que la forme et non plus le fond.
Bref, où est-ce que je veux réellement en venir avant de te rendre la parole : on peut apprécier le rap américain sans en comprendre le moindre mot, certes, mais on ne peut pas réellement lui porter un jugement, pour la simple et bonne raison que le texte, dans le rap, se doit de rester au premier plan.
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Je suis d’accord que le Rap accorde plus que n’importe quel genre de l’importance aux paroles. Cela dit, sans comprendre le moindre mot de la langue de Shakespeare, je peux t’assurer qu’en écoutant Illmatic de Nas je peux capter la noirceur des rues du Queens, qu’en écoutant Chronic de Dre je peux inhaler chaque arôme de la bonne Marijuana de nos amis de la West Coast. Les paroles et les instrus doivent normalement se compléter pour créer une ambiance qui nous marquera, bilingue ou non. Selon moi, tu peux très bien porter un jugement car tu ressens le message, tout est dans la manière de le dire, l’attitude etc…
Maintenant tu sais qu’en bon Français, nous avons la critique facile. Parfois, ceux que l’on adule aux Etats-Unis ne sont pas meilleurs que nos Frenchies, c’est un fait. Mais dans la majorité, nous sommes plus enclins à « idolâtrer » les ricains car ce sont eux qui amènent les tendances, même si c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui.
De plus, si on critique plus le MC Français que l’Américain, c’est justement parce que le public va trop se focaliser sur les paroles concernant le Français, quitte à ne pas apprécier à sa juste valeur le travail artistique qu’il y a derrière. Tandis que pour l’Américain, comme les paroles ne sont pas comprises, le public se cantonnera à capter l’ambiance, la mélodie. Et la réciproque est tout à fait vraie. Puisque le Rap français s’exporte beaucoup de nos jours, bons nombres d’internautes issus de l’étrangers encensent nos Français pour leur travail artistique, sans comprendre les paroles. Ils seront pourtant moins indulgents avec leurs rappeurs locaux…
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Je suis tout à fait d’accord, et cette idée illustre avec brio le virage du rap aujourd’hui et cette tendance qu’il a à se diversifier. Peut-on apprécier le rap américain sans en comprendre le moindre mot ? Oui, sûrement, mais peut-être pas son intégralité. Si l’on peut appréhender l’émotion et l’impact d’un texte de Kendrick Lamar ou de Joey Badass sans néanmoins le comprendre, force est de constater que le poids des mots décuplera la densité du morceau. A l’inverse, des artistes qui choisiront d’axer leur musique sur la musicalité ou le flow feront plus ou moins tomber cette frontière de la langue, permettant une perception quasi complète d’une chanson.
On en vient, encore et toujours, à cette distinction entre le fond et la forme, si souvent décriée. Aujourd’hui, l’importance de la forme ne cesse de croître, jusqu’à complètement supplanter le fond dans certains cas, irritant les fans les plus puristes. D’autres part, le fond nécessite une écoute plus assidue, et une perception des paroles plus large. Si l’on peut évoquer une appréhension de l’atmosphère, de l’ambiance ou de l’émotion, au final, c’est comme regarder un film sans les dialogues : on peut apprécier les effets spéciaux et la réalisation sans rien comprendre à l’histoire.
C’est désormais à vous de choisir : peut-on apprécier le rap américain sans comprendre les paroles ?
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