Grands Formats
Pourquoi les grands anciens du rap ne vendent plus ?
Symptomatiques d’un problème plus profond, les déconvenues commerciales du grand retour d’artistes comme Sefyu ou Sniper doivent-elles nous amener à nous questionner sur leurs places dans le monde du rap en 2019 ?
1770 exemplaires. Voici la totalité des ventes du dernier album de Sefyu en trois journées. Un album censé marquer son grand retour après huit années d’absence, qui affiche un score pourtant bien en-deçà de ses concurrents de la semaine (tel que Roméo Elvis qui dépasse facilement les 10 000 ventes sur la même période). Est-il alors grand temps de s’inquiéter pour l’avenir du rap français conscient, le rap français engagé, sombre et critique, resté dans le passé ?
Le monde a-t-il changé ?
Nous pourrions vous répondre que les chiffres de ventes n’ont jamais été synonymes de qualité. Que la qualité d’un rappeur comme tout autre artiste ne résiderait pas dans la quantité record de disques qu’il écoule en quelques jours, mais plutôt dans ce qu’il apporte au genre musical. Puis, nous pourrions nous demander si la contestation et l’obscurité emblématique de cette frange de rappeurs avait-elle vraiment un jour atteint les cœurs du grand public ? Mais la réponse se trouve encore une fois dans les chiffres. En 2008, avec son deuxième album Suis-je le gardien de mon frère ?, Sefyu raflait le disque d’or et détrônait Madonna de la première place du podium. Il semblerait alors que les temps aient vraiment changé.
Tout serait plus simple si la déconvenue commerciale de Sefyu n’était qu’un cas isolé. Pourtant, depuis quelques temps maintenant, celle-ci apparaît comme symptomatique que le temps et les mentalités ont changé. En effet, en une semaine d’octobre 2018, les membres de SNIPER n’avaient pas réussi à dépasser les 4000 exemplaires vendus pour Personnalité suspecte Vol. 1 (alors que Gravé dans la roche avait été certifié double platine en 2003) ; Polaroïd expérience de Youssoupha peine à atteindre les 7000 en une semaine du même mois (alors que Noir Désir était certifié or en 2012) ; Kery James avec J’rap encore culmine à 5800 (contre un disque d’or pour Si c’était à refaire en 2004)… Alors dans un monde où la réception et les goûts du grand public pour le rap ont évolué en même temps que celui-ci s’est diversifié, pourquoi les représentants du sérieux et de la noirceur de l’ancienne garde n’arrivent-ils plus pour certains à trouver leur place ?
La concurrence de la nouvelle génération
Avec les années, le rap s’est progressivement imposé comme musique la plus streamée en France. Alors, dans le même temps que ce rap est devenu synonyme de prospérité et de succès dans l’industrie musical, nombreux sont les représentants de la jeune génération qui se sont lancés dedans, inspirés par le triomphe de leur prédécesseur, et l’ont renouvelé. Graduellement, « rappeur » devenait un métier qui faisait rêver ces jeunes auditeurs, créant mécaniquement une compétition à la suite du triomphe commercial du genre.
Ainsi, la concurrence est devenue de plus en plus rude dans un monde où le coût et la difficulté pour produire morceaux et albums ont drastiquement diminué, en même temps que le boulevard qu’est devenu Internet s’ouvrait devant leurs yeux. Chaque semaine, c’est plusieurs albums de rap qui sortent le même jour et se livrent une compétition folle pour accaparer le plus de ventes possible. Et dans cette compétition, les grands retours de l’ancienne garde sont souvent occultés par cette jeune génération qui a accaparé l’esprit du jeune public : Roméo Elvis qui sort Chocolat en même temps que Sefyu, Columbine et Koba laD en même temps que Youssoupha, SCH en même temps que Sniper, etc. Pour exister dans ce milieu ultra-compétitif, comment ne pas se demander si des absences d’une demi-douzaine d’années comme celle de Sefyu et Sniper ne sont pas sanctionnées auprès de leur auditeurs ? Ces auditeurs qui leur ont préféré des artistes capables d’une production régulière, et qui se sont adaptés à leurs temps, comme a pu le faire Booba ?
Le fond l’aurait-il emporté sur la forme ?
Un débat sans fin. La forme aurait-elle perdu dans sa lutte infinie pour appuyer le succès d’un rappeur ? De nombreuses démonstrations semblent aller dans ce sens. La force d’imagerie et la musicalité des paroles semblent dans un certain nombre de cas avoir supplanté les qualités traditionnelles de l’écriture et l’engagement social ou politique du message qui faisaient la force de cette branche du rap. Désormais, des artistes comme PNL ou Jul dominent les charts, et battent l’ensemble des records de ventes en usant d’une toute autre formule, et de tout autres outils (l’autotune en première ligne).
Les thèmes abordés (ou la façon de les aborder) semblent plus légers, et souvent, c’est le ressenti auditif purement musical qui l’emportera sur la fibre contestataire chez l’auditeur. En une dizaine d’années, l’univers du rap a explosé, rassemblant en son sein des artistes extrêmement diversifiés, mais surtout extrêmement différents. La jeune génération populaire auprès du grand public va d’un Koba laD à un Roméo Elvis, en passant par un Ninho ou un Nekfeu, alors la formule qui avait fait le succès d’artistes comme Sefyu ou Sniper peut-elle encore fonctionner dans un monde et auprès d’un public qui ont changé ? Doivent-il alors se contenter de chiffres de ventes plus réduits pour conserver ce qui faisait leur identité ? Ou changer et s’adapter aux évolutions techniques et aux demandes d’un public qui n’est plus le même ?
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