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De « Fuck Tha Police » à « Fuck le 17 » : trente années et rien n’a changé ?
Dans le premier album de 13 Block, un morceau entier est dédié à cette haine viscérale envers les forces de l’ordre. Une haine qui semble également avoir habité nombre de leurs prédécesseurs. Comment expliquer cette relation conflictuelle permanente entre rap et force de l’ordre ? Eléments de réponse.
« Fuck tha Police ». Trois mots et un titre qui valurent aux MC de Niggas With Attitude un avertissement direct du FBI en 1988 pour incitation à la violence sur personne dépositaire de l’autorité publique. Pourtant, par ces mots, Dr. Dre et ses camarades ne semblaient aucunement appeler à l’anarchie. Motivés par une énième arrestation arbitraire par une Police abusant de son pouvoir discrétionnaire, les rappeurs ont alors voulu crier au grand jour la condition de la classe populaire de couleur face aux abus discriminatoires et racistes d’une partie des représentants des forces de l’ordre.
Un hymne encore actuel par certaines de ses phrases, qui marquait la genèse d’un antagonisme (justifié) entre une branche du rap et le(s) corps dépositaire(s) du maintien de l’ordre public. Un antagonisme persistant devenu lieu commun du rap, qui se trouve encore parfaitement incarné dans le dernier banger des Sevranais de 13 Block, trente ans plus tard : « Fuck le 17 ». Mais comment expliquer cette constante résurgence revendicative à destination des forces de l’ordre ancrée toujours aussi profondément dans le rap (si ce n’est plus) au fil des décennies ?
« Sacrifice de poulets »
Rapidement, avec la (re)naissance du rap en France, s’est également importée et inoculée cette fibre anti-flic dans les textes des MC de l’hexagone. Le Ministère A.M.E.R. incite en 1995 au « Sacrifice de Poulets » après avoir décrit crûment le traitement qu’ils réservent à « Brigitte (Femme de flic) », et cela alors que quelques années auparavant, le morceau « Police » de NTM résumait déjà les doléances des rappeurs face aux abus des forces de l’ordre.
Car avant d’être des rappeurs, les artistes sont avant tout des hommes, issus de ces quartiers défavorisés où le rap a pris racine en opposition à la culture légitime au début des années 90. Des individus issus de ces minorités appartenant à la classe populaire, graduellement mis à l’écart géographiquement et parqués dans ces espaces d’homogénéité sociale stigmatisés et étiquetés comme les « banlieues ». Ces espaces où les perceptives d’ascension ou même d’intégration sociale sont réduites, et où l’économie souterraine peut fructifier. Un ensemble de facteurs qui vont rendre les rapports avec les figures d’autorité étatique (incarnées physiquement par les policiers) graduellement compliqués et tendus. D’autant plus à chaque bavure, à chaque dérapage de certains représentants des forces de l’ordre restant impunis, et parfois à l’origine d’émeutes urbaines pour pallier cette exclusion de l’espace public pour les populations.
« Je ne suis pas un leader, juste un haut-parleur »
Ainsi, membres à part entière de ces espaces sociaux, les rappeurs vont mettre en musique et ipso facto médiatiser cette aversion et cette colère pour les forces de l’ordre qui les habitent eux-mêmes. Une hostilité qui trouve racine dans une multitude de facteurs, tous liés à la domination institutionnalisée et parfois trop peu contrôlée des organismes policiers. Organismes dont les représentants ont également presque spontanément pu développer une animosité et agressivité à l’égard de la population des banlieues, faute de leur donner les moyens d’aider ou de comprendre. Des contrôles au faciès, aux bavures policières, en passant par les arrestations et violences arbitraires de certains représentants des forces de l’ordre, les rappeurs victimes ou témoins s’en indignent graduellement et vont ainsi mécaniquement faire usage de la tribune publique qui leur est donnée par la musique, pour répondre. Et souvent pour choquer, devenant le seul moyen pour se faire entendre.
« Véritable gang organisé, hiérarchisé
Protégé sous la tutelle des hautes autorités
Port d’arme autorisé, malgré les bavures énoncées » (NTM – « Police)
« J’aime toujours pas les condés, car condés n’aiment pas ce qu’on est »
Malgré les années, et malgré la multitude de procès intentés aux rappeurs pour défendre son bras armé face aux critiques quant à ses abus (Nicolas Sarkozy qui a intenté un procès à La Rumeur pour ces mots : « Les rapports du ministère de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun assassin n’ait été inquiété. » ; NTM condamné à six mois d’interdiction « d’exercer la profession de chanteur de variété », pour « propos outrageants » envers les forces de l’ordre en 1995 …), l’Etat n’a pas réussi à faire taire les rappeurs qui continuent pour toute une branche à multiplier les attaques verbales volontairement polémiques aux forces de l’ordre au détour d’une rime.
Régulièrement, et conjoncturellement, ces attaques à destination des forces de l’ordre continuent à fleurir dans le rap actuel, toujours basées sur un fondement contestataire plutôt que foncièrement violent. « Le succès c’est quand les flics t’arrêtent que pour discuter » rappait encore Damso il y a quelques temps en référence aux contrôles de faciès. Et comment ne pas citer la myriade de rappeurs engagés dans la « Justice pour Adama » ?
Alors quand 13 Block décide de sortir « Fuck le 17 » dans un climat de haute tension sociale, peu de temps après la polémique sur les quelques « suicidez-vous » lancés aux forces de l’ordre lors de la dernière manifestation des gilets jaunes de la semaine dernière (et peut-être médiatisés à outrance), le message profond ne serait-il pas le même que N.W.A 30 ans auparavant ? Dans une France où 220 enquêtes sur des soupçons de violences policières en manifestations ont été confiées à l’IGPN, et des milliers d’autres signalements éludés, pourquoi ces attaques rappées aux forces de l’ordre, même si parfois abusives, ne trouveraient-elles pas leur place, ou ne pourraient pas être partiellement comprises, sans être forcément justifiées ?
Doit-on vraiment prendre les rappeurs aux mots en les assimilant à l’image du « Cop-Killer » revendiquée par Ice-T à l’époque quand Sidikeey scande « mort au porc » ? Un slogan scandé bien avant les premières rimes des membres de 13 Block. Ne faudrait-il pas plutôt se demander d’abord pour quelle raison les princes de la trap de Sevran, adeptes d’une réalité à l’état brut, ressentent-ils encore le besoin de dédier tout un morceau de leur premier album à leur haine romancée à la Police en 2019 ? 30 ans après « Fuck Tha Police ».