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Orelsan : dix ans après, « Le chant des sirènes » a vieilli, mais reste un monument
Le chant des sirènes d’Orelsan célèbre déjà son dixième anniversaire. Pièce culte de sa discographie, publiée au sein d’un rap français déstructuré, le projet a marqué son ère, mais peine à traverser la suivante.
«J’ai l’impression que c’était y a longtemps et pas longtemps en même temps», résume efficacement Orelsan. Voilà désormais dix ans que son admirable Le chant des sirènes a été dévoilé. Garant de morceaux mémorables, comptant sans nul doute parmi le gratin de son auteur, l’album arbore toutefois quelques rides ingrates, qui suffisent à l’éclipser régulièrement des tops projets de la décennie. Chancelant entre les œuvres majeures et les morceaux oubliables, le projet renvoie une ambition musicale aux tentatives déséquilibrées, au milieu d’une année qui constitue une véritable bascule pour le rap français. Rembobinons.
Orelsan, vengeur masqué
Le chant des sirènes est le cœur de la trilogie narrative d’Orelsan. Publié deux ans après Perdu d’avance, l’album impose une rupture brutale tant dans les thèmes que dans l’identité. Le rappeur revient avec son personnage du vengeur masqué, les yeux dissimulés derrière les traits d’un héros à la langue bien pendue. Un flot de polémiques derrière et c’est un Orelsan nouveau qui se présente sur les écrans géants du clip de « Raelsan ». Le corps sculpté, l’air menaçant, le rappeur signe un retour spectaculaire dans un style autoproclamé «rétro-futuriste». Le morceau sera l’introduction d’un album mué en one-man show d’humour noir, où le rappeur fusille les failles du système, se moquant d’une société qui lui en a fait baver. L’ado grassouillet à la snapback enfoncée sur le crâne s’est métamorphosé en un artiste lucide, aux portes de la trentaine, des thématiques nouvelles sous la capuche.
Et en oiseau moqueur et incisif, Orelsan excelle. De « Plus rien ne m’étonne » et son constat froid d’une génération abrutie à « Suicide social » et son monologue abrupt où il fracasse toutes les strates de la société, l’artiste revisite dans un style trash et moderne un rap conscient blafard. Par rapport à son prédécesseur, Le chant des sirènes élève la réflexion, et l’ironie habituelle de l’artiste se plie aux services de messages raisonnés. Avec « Si seul » et « La terre est ronde », Orelsan se découvre même une facette de hit-maker, seulement effleurée dans Perdu d’avance. Certains de ces titres comptent encore parmi les plus populaires du rappeur sur les plateformes streaming en 2021. Enfin, il compense son personnage d’ado surexcité incapable de gérer ses pulsions avec le formidable diptyque « Double vie » / « Finir mal », qui témoigne d’une vulnérabilité jusqu’alors imperceptible.
Mais voilà, au milieu de ce fond repensé, Le chant des sirènes colle à une époque où les basses assourdissantes et les délires dubstep étaient tendance. Et dix ans après, certains titres ont carrément pris la poussière. « Mauvaise idée », adulée à sa sortie pour sa subversivité moderne et bien emmenée, sonne comme une bouillis techno faussement avant-gardiste. « Des trous dans la tête » s’avère presque inécoutable, quand les instruments psychédéliques de « Raelsan » et « Le chant des sirènes » étouffent le charme de la plume limpide du rappeur.
Une brèche vers les années 2010
Ces défauts, qui s’épaississent avec l’âge, marquent un contexte musical désorganisé et dénué de complexe. Finalement, Le chant des sirènes s’est engouffré dans une brèche alors fondatrice, depuis complètement écroulée. Car 2011, c’est l’ère de l’électro et son brin de folie, emmené par LMFAO et son « Party Rock Anthem » premier du Billboard Hot 100. De son côté, le rap français aussi s’est heurté à une transition confuse. Booba sautait les deux pieds dans le plat des ballades auto-tunées avec « Scarface », tandis que la Sexion d’Assaut compilait les hits avec « Paris va bien » et « Qui t’a dit ? ». Une époque étrange, décousue, où le glissement d’une génération s’est fait timidement sentir. Car à côté de ça, les Rap Contenders ont commencé à faire sérieusement du bruit, et la clique de L’Entourage a grignoté petit à petit de l’exposition.
En termes d’image, Orelsan s’est rangé derrière le collectif parisien, jusqu’à les inviter en exhibant fièrement leurs valeurs dans « 1990 ». Pour autant, exceptés quelques freestyles et apparitions communes, le natif de Caen n’a pas spécialement surfé sur le phénomène du retour du boom-bap. C’est en revanche dans leur proximité et dans la manière de défendre leur projet médiatiquement qu’ils vont participer à l’édification d’un tout nouveau public rap. Généreux en promotion, hyperactif sur scène, fédérateur dans son propos, Orelsan va prolonger l’identité d’un rap briseur de codes, avec une tendance retrouvée pour l’écriture, une forme de technicité et un talent certain pour le story-telling. Le tout, avec une touche provinciale, dans un rap largement dominé par la scène francilienne.
Finalement, Le chant des sirènes sera certifié double disque de platine et propulsera Orelsan dans une nouvelle forme de pop-culture associée au milieu urbain. Ancré dans son époque – la démocratisation tentaculaire des réseaux sociaux, l’éclosion de la télé-réalité, les folies technologiques, le spectre de la cancel-culture -, Le chant des sirènes est une prouesse avant-gardiste sur le fond, un brin obsolète sur la forme. Néanmoins, il n’en reste pas moins un monument d’un rap à l’entrée d’une nouvelle phase où Orelsan deviendra, tout au long de la décennie, un protagoniste reconnu. Jusqu’à conclure, six ans plus tard, son cheminement artistique avec La fête est finie, qui vient amplifier son discours avec une musicalité riche et moderne.
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