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Primero : «C’est à chaque fois une surprise, on se jette dans les flammes»
À l’occasion de la sortie de Fragments part. 1, nous avons rencontré Primero pour parler de son projet, de sa vision et de ses craintes.
Primero est un personnage notoire de la scène rap belge. Fondateur de L’Or du Commun avec Loxley, Swing et l’ancien membre Félé Flingue, le rappeur a bâti à leurs côtés un univers lyrique et singulier. À travers deux EPs solo, Scénarios en 2015 puis Serein en 2020, l’artiste a dévoilé un nouveau pan de ses capacités. Désormais, Primero peint la troisième partie de sa fresque solitaire. Fragments, c’est une série de plusieurs EPs en préparation. Le premier corpuscule de ce projet, contenant une collaboration avec Roméo Elvis, est d’ores et déjà disponible et ne laisse pas de marbre son public.
Fragments n’est pas une thérapie, mais un billet pour découvrir l’intimité du membre de L’Or du Commun. Ses craintes, ses choix, l’amour qu’il porte à son art et à sa transcription. Comme les pièces d’un puzzle qui s’assemblent, Primero nous guide dans un chemin musical et réflexif inspiré d’univers variés. De la technicité d’un rap brut et fondamental, aux notes symptomatiques de l’influence de la variété française. Les sonorités mélancoliques, électriques, du premier fragment, signent avec douceur le début du voyage. Si Fragments reflète le style familier et évolutif de Primero, celui-ci s’impose comme un poète aux facettes multiples. Fort de ses aptitudes scripturaires, le rappeur fait s’élever un peu plus les prochaines exigences de son public. Rencontre avec un autobiographe, un rêveur et un amant.
Salut Primero. Merci de partager ce moment avec nous. Pour commencer, est-ce que tu peux m’expliquer la signification du titre de ton projet, Fragments ?
Il y a plusieurs origines à ce titre. La première, c’est que je n’ai pas encore, dans la production musicale et dans les instrumentales, une patte très singulière. Je crois que ma patte se fait par mon interprétation et mon écriture. Il y a de nombreuses propositions dans la musique, qui vont du rap à la chanson, beaucoup d’influences. Donc il y a quelque chose de très fragmenté dans le socle musical. Il y a aussi le fait que le projet soit proposé sous forme de plusieurs opus, plusieurs fragments d’une même œuvre. Après, il y a toute la symbolique d’à quel point un être singulier peut être fragmenté par différentes facettes de sa personnalité. Des images comme le cœur brisé où, parfois, on peut être « cassé » par des évènements de la vie, et que ça fasse tout simplement partie de nous. Le côté fragmenté d’une seule et même personne par ses expériences de vie.
Quelle était l’idée derrière la cover ?
Ça a été un long travail de recherche. C’est sans doute la 4ème version de cover qu’on a eu. Tout au long du processus, il y a plusieurs personnes qui ont été impliquées dans le travail. Des personnes proches autant que des professionnels que j’ai sollicité. J’ai eu une idée de composition qui est celle qu’on voit, la composition finale. Elle permettait de reprendre plusieurs des travaux qui avaient été faits en amont. D’inclure toutes les personnes qui avaient travaillé dessus, même si on ne prenait pas leur idée originale. Cette proposition m’a plu, donc on l’a retravaillée pour que ça donne ça. Je trouve qu’elle répondait au titre, Fragments. C’est un assemblage de plusieurs inspirations, du travail de plusieurs personnes, en une seule image.
Primero : «Tous ont interprété le projet, sur un seul et même visuel»
Tu as parlé de proches et de professionnels. Qui sont les personnes qui ont travaillé dessus avec toi ?
Par exemple, j’ai travaillé avec un photographe assez proche qui s’appelle Daniil (@zzdaniil). Il a sa façon de faire, il est plus dans l’argentique, il est plus dans la poésie. Dans le fait de se faire oublier un peu sur une scène pour te prendre le plus possible dans ton naturel. On a fait des shootings avec lui. J’ai aussi une amie qui était très intéressée par le côté 3D, modélisation de visage, avec qui on a travaillé, au début, sur une cover. C’est toutes ces personnes, qui avaient leurs goûts, leurs idées par rapport à ce titre. Qui étaient impliqués dans le projet aussi, qui avaient écouté les chansons, qui ont amené leur patte, leur inspiration. Ils ont proposé toutes ces choses, et j’étais super content de pouvoir les réunir ensemble à la fin. Avec leur interprétation du projet sur un seul et même visuel, qui pour moi était le bon.
Sur cette cover, il y a une phrase que tu mets en avant, qui sort de ta collaboration avec Roméo Elvis sur « Deux deux » : «Chaque jour un autre parfum sur l’oreiller, j’ai grandi entre Brassens et Lauryn Hill». Pourquoi ?
Sur mon premier EP solo, j’avais déjà fait ça, de mettre en avant une phrase que je trouvais forte. C’est simplement quelque chose que j’aime bien faire, de sortir un extrait. C’est comme si ça te donnait un avant-goût. C’est pour intriguer, donner envie de rentrer dans le projet. Sortir une phrase d’un morceau, de son contexte, et juste la laisser parler toute seule. J’ai prévu sur chaque fragment qu’une phrase puisse l’illustrer, ou l’introduire. Celle là me parlait bien. Je trouve qu’elle racontait plusieurs choses sur moi, je la trouvais accrocheuse.
Comment tu te sens, maintenant que ce premier fragment est sorti ? Quel est ton regard sur le projet avec, peut-être, davantage de recul ?
Ça me fait beaucoup de bien. Ça fait longtemps que j’avais pas sorti vraiment quelque chose en solo. Quand on rumine des morceaux, pendant longtemps, qu’on repasse dessus, qu’on les a déjà écouté beaucoup de la version 1 à la 185 *rires*… On passe par des périodes de certitude, des périodes de doute. C’est un peu des hauts et des bas. À partir du moment où c’est entre les mains des gens, il y a une redécouverte de sa propre œuvre, je trouve. Je ressens ça très fort. Un exemple tout simple : quand ma mère m’a envoyé un message après avoir écouté les morceaux, elle m’a fait un chouette retour en me parlant de ce que ça lui faisait. J’ai eu envie de réécouter le projet dans la foulée, pour l’écouter un peu comme si j’étais elle. En ayant conscience qu’elle l’a entendu, avec toutes les phrases qu’elle peut prendre personnellement, du fait qu’elle me connaisse. Il y a une écoute différente et nouvelle que j’arrive à avoir de mes propres morceaux, à partir du moment où je sais que telle ou telle personne l’a entendu. J’aime bien ce sentiment à la sortie de projet. Même si ça fait un moment que j’ai les morceaux, j’arrive à les revoir d’un autre œil.
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Quand vous avez sorti Avant La Nuit avec l’Or du Commun, vous étiez tous les 3 en train de prendre une direction solo. Tu disais dans une interview que bosser sur vos projets respectifs vous avait influencé sur l’aspect mélodique, avec par exemple un nouveau travail sur la topline. Qu’est-ce qui a changé dans ta vision et dans ta manière de travailler, depuis que t’as recommencé à taffer sur ta propre musique ?
Faire de la musique en groupe ou faire de la musique en solo, c’est vraiment deux moods différents. Et ils ont tous les deux du bon et du mauvais, et on a beaucoup à apprendre des deux. Simplement, le fait que tout d’un coup, tout repose sur tes épaules, que ce soit toi qui fasse tous les choix, que ce soit ta vision à 100%… Ça apporte des tas de choses. Même s’il y a les producteurs derrière, bien sûr. Je crois qu’en termes de créativité, de décision, une fois que tu reviens au groupe, c’est comme si t’avais accumulé des points de compétences. Il faut aussi réussir à se remettre dans le mood de : faire des compromis, ne pas avoir le dernier mot sur tout… Mais ce sont des vases communicants. Après, le solo, on l’a toujours eu en tête en parallèle du groupe. C’est juste qu’on ne peut pas tout faire. Il fallait qu’il y ait une priorité sur quelque chose, et on a mis le groupe en priorité pendant 10 ans. En essayant un maximum de réduire les frustrations par rapport au solo. Dès qu’il y avait moyen de caler un créneau, pour qu’il y ait un projet qui sorte. Aujourd’hui, on a décidé d’inverser cette dynamique.
Il y a tout de même une part d’expression mélodique assez similaire à celle de L’Or du Commun sur le projet. Est-ce que tu comptes t’aventurer vers de nouveaux styles ?
Bien sûr, c’est le but. Je ne sais pas si c’est à tel point similaire à L’Or du Commun, Fragments. J’ai pas forcément le recul pour le dire. J’ai l’impression qu’il y a quand même une proposition qui est plus dans la continuité de Serein, le projet d’avant, que dans la continuité des projets de L’Or du Commun. Mais ça se répond, forcément. Après, j’ai choisi de composer ce premier fragment avec des morceaux qui feraient sans doute mieux la transition entre ce que les gens connaissent déjà de moi, le côté rap, pour amener l’aspect chanson par après. Ce fragment là a un ADN plus rap. Et par la suite, on va pouvoir découvrir d’autres facettes, d’autres propositions de ma part.
Sur l’EP, tu feates avec Roméo Elvis. C’est un rappeur avec qui on t’a déjà vu, depuis des années. Pour les nouvelles propositions dont tu parles, il y a d’autres artistes avec qui tu aimerais collaborer ?
Oui, il y en a forcément. C’est une question à laquelle j’ai pas encore vraiment réfléchi. D’autant plus que, pour les collaborations, je ne sais pas vraiment faire autrement que d’avoir de l’humain d’abord. Au-delà même du style que j’apprécie chez certains artistes, ça va dépendre des rencontres que je vais faire ou des signaux qu’on va s’envoyer. Quand il y a une évidence, ça va tout droit. Il y a en tout cas des artistes avec qui je m’entend bien et avec qui ça me ferait plaisir de collaborer. Je sais pas si je dis des noms ou pas *rires*. En tout cas, sur les fragments à venir, il y a des featurings. Dans ma logique, j’ai choisi de collaborer avec des gens que je connais déjà et avec qui je sais qu’il y a déjà une évidence. En me laissant la surprise, pour la suite, de voir vers qui ça allait m’amener. Après, il y a par exemple un groupe qui s’appelle Feu! Chatterton dont j’aime beaucoup la musique. Le fait que ce ne soit pas dans le rap me plaît aussi. D’essayer d’amener d’autres univers dans ce que je fais plutôt que d’avoir toujours des rappeurs. Il y a aussi Iliona, une chanteuse de Bruxelles que je connais depuis longtemps et que j’apprécie énormément. Si un jour, on a l’occasion de faire de la musique ensemble, ça pourrait être trop cool. On pourrait faire quelque chose de très beau.
«Un morceau, c’est à chaque fois une nouvelle aventure»
Raconte moi ton processus de création. Comment tu écris ?
Il n’y a pas vraiment de recette. C’est à la fois inconfortable, mais c’est aussi ça qui est intéressant, et qui fait qu’on peut fonctionner comme ça à l’infini, sans s’ennuyer. Un morceau, c’est à chaque fois une nouvelle aventure. Il y a des morceaux que j’ai écrit sans prod juste parce que j’avais un truc à dire. J’avais toute l’histoire et il fallait que je le mette sur papier. Après, j’ai été fouiller dans mes instrumentales. Parfois, j’ai juste une mélodie en tête et c’est celle-là que je veux. Donc ça sera le point de départ. Parfois, le point de départ sera une instrumentale que je reçois qui me procure une émotion forte. Il y a des productions sur lesquelles j’écris directement, d’autres sur lesquelles je topline. Donc je fais des mélodies, et une fois que j’ai l’impression que j’ai l’assemblage qu’il faut pour le refrain et le couplet, je commence à mettre des paroles. Il y a plein de façons de faire, et j’ai pas une recette type pour être sur de faire un bon morceau.
Je voulais qu’on parle du single de Fragments, c’est « Trac ». « En laissant tous les projecteurs me cramer les iris / C’est que quand j’ai les yeux brûlés / Il n’y a plus que le bruit des gens dans la salle qui me dirige ». Tu peux me parler de la scène ?
J’ai un rapport particulier avec elle. C’est un rapport amour/haine. Je réfléchis beaucoup, je peux faire beaucoup de projections. Je peux être vachement stressé avant un concert et, parfois, mal le vivre. Et parfois, trop bien le vivre. C’est à chaque fois une surprise, c’est se rejeter dans les flammes. C’est pour ça que je dis « j’ai le même trac qu’au premier concert ». Tu peux avoir fait des années de scènes et encore trébucher. Tu te remets à chaque fois à nu et en danger. C’est ça qui est beau, finalement. Quand on a la lumière dans les yeux, qu’on entend les gens qui crient, on réfléchit plus. On est dans l’instant. C’est l’avant, ou l’après, qui peut être très cérébral et moins confortable. Si j’ai l’impression d’avoir fait plein d’erreurs, je peux avoir du mal à dormir. Je ne veux pas décevoir les gens, je veux bien faire et donner du sens à ce que je fais. Je dois le prouver à chaque fois, c’est comme quand tu montes sur un ring.
Jusqu’ici, tu montais sur scène avec L’Or du Commun. Maintenant, à l’avenir, tu vas le faire seul. Ça t’inspire quoi ?
Forcément, l’idée de devoir faire un show solo, où le travail et la responsabilité ne sont plus divisés par trois, ça prend encore plus d’ampleur. Plus de stress, mais plus d’excitation. C’est kiffant de pouvoir accomplir sa vision, être le seul maître sur scène et pouvoir prononcer son univers personnel sur scène au même titre que je l’ai fait en studio. J’adore sortir de ma zone de confort, ça a presque toujours payé. Ça fait évoluer, ça donne du sens à la vie. Je suis accro à ça, autant que ça m’effraie.
Sur le projet, tu parles des rêves que t’as réalisé, mais en parallèle, des nouveaux problèmes qui émanent maintenant. Est-ce que tu t’imaginais faire du rap ta vie, ta carrière ?
Non, pas du tout. Quand on a commencé à rapper, c’était il y a 10 ans, en Belgique. On connaissait personne dans ce milieu qui en vivait. Les premiers sont arrivés, Stromae, Damso, Scylla… Nous, on faisait des études et on travaillait sur le côté. J’ai fait plein de jobs étudiants, j’ai eu un diplôme… On préparait un plan B. En cours de route, les choses se sont améliorées pour la Belgique, tous les médias se sont tournés vers le pays. Il y a eu plein d’opportunité en milieu francophone, en France, en Suisse, au Canada. Ça fait 4 ans qu’on peut enfin en vivre. Ça nous est tombé dessus, et ce n’est pas plus mal qu’on ait pas eu cette opportunité dès le début. Ça nous a obligé à construire quelque chose seulement sur la passion et l’amusement. C’était des moteurs sains et non des moteurs financiers, ou de fame.
Sur ta discographie, tu parles d’amour, sans vraiment trop en parler non plus. L’amour de ta vie, on a parfois l’impression que c’est ta musique, en fait.
Je ne sais pas *rires*. C’est dur à dire. Non, en général, quand je parle d’amour, ça parle de vraies relations avec de vraies filles. C’est juste qu’il y a quelque chose d’assez particulier quand on fait de la musique. De l’écriture du texte à sa sortie, il y a un laps de temps parfois très long. Tu peux écrire un texte d’amour et ne plus être avec la personne concernée quand le son sort. Ou écrire un texte dans une vibe de célibat qui sort au moment où t’es avec quelqu’un. Et il faut aussi que cette personne prenne pas mal ce qui est dit dans le morceau *rires*. Je ne dirais pas que la musique est l’amour de ma vie. C’en est un.
Pourquoi construire ton projet en plusieurs opus ? Et à combien de fragments peut-on s’attendre ?
Ce qui m’attire dans cette formule, dans ce concept, c’est la souplesse du projet. Le côté feuilleton. T’en donnes un petit peu aux gens, tu sais pas ce qui peut arriver en cours de route. J’ai encore le luxe, si je veux, de rajouter un morceau ou d’en changer un de place en fonction des saisons, en fonction de l’actualité. Il y a aussi la possibilité pour des gens qui auraient entendu mon nom mais sans forcément plonger dedans, de rejoindre le train en route. Leur donner envie d’écouter le reste. Qu’il y ait une temporalité dans l’écoute qui soit propre à chacun. Le projet, en tant que tel, n’est pas encore fiché. Plein de choses peuvent encore changer. J’ai déjà une base certaine et finie, mais cette base est encore flexible. Je clôture mon projet en fonction des retours aussi. En tout cas, il y aura au moins 4 Fragments.
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Écoutez Fragments part. 1.