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Columbine, les Enfants Terribles de Rennes
Il y a dix-neuf ans, Eric Harris et Dylan Klebold fusillaient froidement les élèves de Columbine dans l’une des tueries les plus médiatisées des États-Unis, à Littleton. Massacrant treize personnes et en blessant vingt-quatre autres, ces deux adolescents bafouant les règles d’école, créèrent un émoi et une psychose particulièrement marquante dans l’histoire des tueries écolières. Nos MC’s de Breizh ont repris ce douloureux souvenir comme nom de scène. Leur but : vivre leur ballade sauvage dans ce rap game. Décryptage de ce collectif polyvalent en plein essor.
Réunissant à l’origine huit membres : Lujipeka, Foda C, Sully, Chaman, Yro, Chaps, Sacha et Lorenzo, ce groupe formé en 2014 fait son apparition sur Youtube grâce à « Vicomte ». Un morceau qui a eu un succès avéré sur internet, malgré une certaine incompréhension par une partie des auditeurs, évoquant un embourgeoisement du rap. L’année 2014 résultera par la sortie d’un EP de six titres (dont 3 instrumentales) sous le nom de 2k16, augurant un futur projet. En 2016 sort Clubbing for Columbine le premier album des rappeurs, faisant référence à Bowling For Columbine de Michael Moore, documentaire relatant le massacre de Columbine. Mais les références à la tuerie ne s’arrêtent pas là, elles parcourent l’ensemble de l’album, de manière plus ou moins flagrante. Dans un premier temps grâce aux titres des morceaux présents dans l’opus tel que « Clubbing for Columbine« , « Littleton« , « Éléphant » (un clin d’œil au film Éléphant de Gus Van Sant, s’appuyant sur la tuerie de 1999).
Le fait divers de Columbine revient de manière isotopique. On retrouve également le champs lexical de l’école de façon récurrente, dans les lyrics ou encore dans les samples des prods. Les références à Columbine et l’école se poursuivent jusque dans leur clips. Dans « Polo », un solo de Lujipeka, sorti en 2015, on voit le rappeur faire un bowling, référence directe à la partie de bowling de Klebold et Harris la vieille de la tuerie. Un clin d’oeil également au documentaire de Moore. « Gracias » publié lui aussi en 2015, dépeint un massacre poétique où le sang devient de la peinture et des oiseaux. « Fleurs du mal » quant à lui est une référence à Baudelaire, une oeuvre parfois étudiée durant la scolarité. Dans le visuel, le collectif n’hésite pas à bruler des livres d’école.
Cependant ce disque n’est pas exempt de titres plus egotrip/second degré comme « Dom Pérignon », qui peut être interprété comme une continuité à leur premier clip « Vicomte ». Mais une chanson sort du lot, « Les Prélis » un hymne à l’ennui, la solitude et la mélancolie. Il y a trois minutes d’instrumentale sans kick et aussi un flow très lent qui contraste énormément avec la seconde partie de la musique où les drums se lancent. Foda C opte ainsi pour un flow rapide et agressif. Ce son présage la couleur de leurs futurs projets.
Le Second album : une confirmation
Le deuxième projet Enfants Terribles sort en avril 2017. Beaucoup plus introspectif et construit, on constate dans le projet que seuls Foda C et Lujipeka sont de la partie. Les sonorités sont plus diversifiées, allant du Rock au Jazz, gardant cependant une base Électro. Il est composé de treize titres, dont deux solo (un de Foda et un de Luji). On retrouve Chaman et Sully sur « Été Triste ». Le douzième morceau « Mode Avion » est lui un interlude original où nous avons un aperçu de la messagerie de Lujipeka. La mélancolie, l’ennui et la solitude sont le leitmotiv de ce projet. On retrouve le thème du désagrément dans chaque morceau, comme dans « Rémi » où le pont est une répétition de « Qu’est-ce qu’on s’emmerde ». D’ailleurs il peut faire référence à la musique « Zone 51 » se trouvant dans Clubbing For Columbine où le premier pont est similaire avec une répétition de « Je m’ennuie, je m’ennuie… ».
On constate cependant que le « je » devient « on ». Le groupe passe aussi un cap. L’ennui est tellement fort et constant qu’ils « s’emmerdent ». La chanson « Été Triste » est clairement une ode à la monotonie, « Temps Electriques » aborde aussi une forme de solitude et de lassitude amoureuse. L’opus se distingue également du précédent avec des sons plus élaborés pour la scène comme « 1000 » ou « Talkie-Walkie », qui sont des sont plus pop et dansant. Le thème de la chambre est également important dans ce projet. Columbine y consacre d’ailleurs un son entier « Dans ma chambre ». Ce thème n’est pas anodin, il peut faire référence au film Les Enfants Terribles sorti en 1950, réalisé par Jean-Pierre Melville. Dans ce long métrage, Élisabeth et Paul, frère et sœur orphelins, liés par une affection exclusive, vivent ensemble. Leur chambre est un lieu sacré où siège un « trésor » compris par eux seuls. Le nom de l’album du collectif breton fait logiquement référence à l’intitulé du film. Aujourd’hui, Enfants Terribles est certifié disque d’or, prouvant ainsi que Columbine est définitivement installé dans le paysage du rap français. Ils bruleront même la certification en postant la vidéo sur les réseaux sociaux, faisant référence à la punchline de Lujipeka dans « Rémi » : « Disque d’or, on l’fera fondre ».
Une œuvre à part entière
La force des MC’s du pays de Léon réside dans l’authenticité de cette bande de potes. Phénomène rare dans le rap français actuel, on constate que nos rappeurs font tout eux-même : la pochette du CD, les prods, en passant par la réalisation des clips. Toutes la production se passe dans les chambres du collectif de Rennes. Les titres sont enregistrés eux aussi dans les chambres, un fait assez intéressant puisque la chambre à première vue, nous ramène encore aux thèmes de leurs musiques. On s’enferme dans une chambre, on s’ennui dans les chambres… pourtant, c’est là où ils expriment leur potentiel et leur liberté de création. C’est aussi dans la chambre que l’on peut être nous-même, ce qui fait lien avec l’authenticité de leurs chansons.
Sur le premier album la plupart des instrumentales sont signés par Foda C et Lujipeka. Sur le second, d’autres beatmakers sont présents, mais la majeur partie des instrus sont produites par le groupe. Une création qui ne s’arrête pas dans l’enregistrement musicale, comme le prouve la pochette de Clubbing for Columbine représentant une photo de Lil Tom (lui aussi rappeur) le petit frère de Lujipeka. On comprend alors que tout est artisanal. Foda a, quant à lui, réalisé les visuels du second opus. Les clips sont principalement réalisés par Sully. Il est intéressant de noter que nous pouvons établir un code couleur pour les clips du second album. Le rouge souvent présent dans les clips de Columbine peut évoquer la révolte. Quant au bleu, il peut évoquer le blues, la déprime. Et lorsque nous mélangeons ces deux couleurs, nous obtenons du violet, une couleur que nous retrouvons particulièrement dans les clips sous différentes déclinaisons, passant du rose au mauve.
On pourrait donc établir à ce schéma chromatique une signification. On remarque que lorsque les musiques abordent le thème de l’ennui ou la solitude de manière plus sérieuse et condensée, nous avons du mauve ou du bleu à plusieurs reprises. C’est le cas dans « Enfants Terribles » (les lumières sont mauve et bleu principalement), « Rémi » (de nombreux membres du collectif sont habillés en bleu et le bus a des bandes bleues, ainsi que la porte de la cabane). « Été Triste » (l’arrière-plan a des touches de bleu et Luji porte un maillot de foot comportant des déclinaisons de violet et bleu). Dans le clip « Talkie Walkie » on perçoit une omniprésence du rose (dans les bandeaux, dans les arbres, les talkies-walkies, les « comprimés »), qui au vu du morceau plus « pop » que les précédents, peut s’interpréter comme étant une couleur édulcorée et donc plus naïve et enfantine.