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Keny Arkana : « L’instant présent est éternel »

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Keny Arkana ? On sait si peu de la rappeuse que chaque interview est une chance, un instant précieux et hors du temps. À l’occasion de la sortie de son projet L’Esquisse 3, nous la rencontrons dans les locaux de sa maison de disque. La France en 2017, son militantisme, ses voyages et sa vision du monde, discussion avec une amoureuse du rap qui a toujours la force de se battre.

Depuis ton dernier projet État d’Urgence en 2016, on est toujours en état d’urgence, qu’est-ce qui a changé pour toi et pour la France ?

On a eu les Présidentielles, il y a la loi comme quoi les flics peuvent tirer sans forcément être en légitime défense, et tous les jours on peut voir des flics qui tirent. Qu’est-ce qui a changé ? On a failli se retrouver avec l’extrême droite en plein état d’urgence. Sur le papier, la démocratie c’est la séparation des pouvoirs, avec l’état d’urgence, y a plus de séparation des pouvoirs. Le fait que l’extrême droite ait failli passer en cette période, je trouve ça très grave. D’ailleurs, je trouve pas qu’on en a vraiment parlé entre les deux tours.

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Marine Le Pen est arrivée jusqu’au second tour, et le rap est resté très silencieux, comment tu expliques ça ?

Je pense que le rap a beaucoup changé. Effectivement dans les années 90, les rappeurs se sont toujours prononcés, contre le FN et face au danger qu’il représente. Mais depuis les années Sarkozy et l’arrivée de Marine, ça choque moins les gens. Le rap ne s’exprime plus, peut être parce qu’aujourd’hui le rap est de droite et qu’il ne pense qu’à faire son argent. Moi c’est l’impression que j’ai, les rappeurs ne se mouillent pas. Mais c’est un ressenti qui s’étend sur toute la société. En 2002, tout le monde était choqué de voir Jean-Marie Le Pen au second tour, en 2017, on s’attendait tous à voir Marine Le Pen si haut dans les résultats. L’époque a changé. Mais j’essaye d’avoir une lecture différente et je crois vraiment que 60% des électeurs de Marine ne sont pas racistes – plein de gens issus de l’immigration ont voté pour elle – et je pense que 75% de la société est devenue profondément anti-système et qu’elle souhaite un renouvellement à la racine. Je préfère avoir cette lecture là.

Tu as vécu quelques années au Mexique, tu étais proche de mouvements révolutionnaires, est-ce que tu peux te sentir représentée par un candidat comme Jean-Luc Mélenchon ?

Pour moi, Jean-Luc Mélenchon est un opportuniste. Ce qu’il raconte, pourquoi pas. Mais j’ai du mal avec lui. Je pense qu’il a récupéré tout le travail que les mouvements sociaux ont fait ces dix dernières années. Il arrive avec des discours sociaux, en se mettant beaucoup en avant. Je ne le vois pas être au service d’une cause. Il fait parti de la même famille politique que les autres, il a fait l’école avec tous les autres, j’arrive pas à lui faire confiance.

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Dans « Abracadabra », tu dis « j’exprime ce que j’ai au fond des tripes » mais qu’est-ce qu’il te reste encore a exprimer après 15 ans de carrière ?

Énormément de choses encore. Des trucs dans les tripes j’en ai encore plein. Je peux te parler d’un point de vu personnel comme avec l’oeil d’une citoyenne. Il y a énormément de matière dans le monde dans lequel nous vivons. C’est quand même de pire en pire, que ce soit au niveau national ou mondial, on creuse le fossé. Je trouve que le monde est beaucoup plus violent et que les injustices sont toujours plus présentes. Les années 90 c’était Touche Pas À Mon Pote, « le racisme c’est pas bien », et aujourd’hui on a Marine Le Pen au second tour.

Est-ce qu’en tant que femme, tu te sens militante et investie d’une mission auprès des jeunes filles qui peuvent t’écouter ?

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À vrai dire je ne sais pas. Moi j’ai une vision humaine, et je m’adresse à l’humain sans faire de différence par rapport au sexe, à la religion ou à son origine. Mais avec les années, je me rends bien compte qu’on est pas beaucoup de rappeuses. Oui effectivement, le monde est injuste avec les femmes, les rappeurs aussi parfois dans leurs chansons. Je ne suis pas forcément féministe, parce que je porte vraiment des valeurs d’égalités. Et parfois le féminisme c’est comme le machisme mais dans l’autre sens. Il y a quelque chose qui me dérange. Et comme je n’ai jamais fait de différence, mon public est comme ça aussi, il est très hétérogène. Quand je fais des concerts, il y a quand même plus de mecs que de meufs devant moi. On casse un peu les schémas. Dans ma musique il n’y a pas de division. Et à travers mon vécu et mon expérience personnel, je n’ai jamais subi le machisme ou la misogynie. J’étais la petite soeur qu’on protège.

Quel regard tu portes sur la scène rap française ?

Actuellement je trouve qu’il y a un esprit moins individualiste contrairement aux années 2000-2010, les rappeurs sont un peu plus ensemble. Mais le rap qui me mettait des frissons c’était celui qui disait des choses, avec une grande part d’authenticité. Pourtant aujourd’hui il y a des rappeurs qui font un vrai travail avec des vrais textes et qui ne sont pas forcément mis sous les projecteurs, je pense à des artistes comme Swift Guad ou Saké. Il y a également une rappeuse que j’aime beaucoup, LADEA qui a sorti son projet le 2 juin, le même jour que moi. Parmi les rappeurs plus mainstream, je trouve qu’il y en a plein de très talentueux, mais je suis un peu mentalité à l’ancienne. Je garde un oeil sur ce qu’il se fait, je suis une passionnée donc ça m’intéresse beaucoup.

Et quelles sont tes influences ?

Quand j’étais plus jeune, j’étais plus de l’école Queensbridge, Mobb Deep, Nas, également Wu-Tang, Eminem, tous ces rappeurs là. En France plutôt NTM, Assassin, Fonky Family, les trucs classiques. Aujourd’hui, je pense avoir passé l’âge d’être influencée par des rappeurs.

Quelle est la place du rap en France selon toi ?

Le système français et les médias ont peur du rap. En France, c’est quand même la musique la plus écoutée. Combien y-a-t-il d’émissions Hip-Hop aujourd’hui ? Très peu, et pourtant c’est vendeur. Au delà de l’argent, ils ne veulent pas. Dans les années 80/90 il y avait des émissions à la télé. Ça reste tout de même une musique très boycottée, il y a trop peu de médias qui jouent le jeu.

Pourquoi as-tu décidé de faire que très peu de concerts cet été ?

Je ne fais jamais trop de concerts après les Esquisse, parce que je me prépare pour l’album qui arrive. Quand je suis en tournée, ça me sort de la vibe créative, j’ai du mal à écrire quand je suis en tournée. Je suis très entière, quand je suis en tournée, je suis en tournée, quand je suis en créa, je suis en créa, etc. C’est un choix pour rester dans la dynamique de l’album et la vraie tournée arrivera après l’album.

Ça signifie quoi Esquisse pour toi ? À quoi ça renvoie ?

Avant mon premier album, quand je travaillais sur Entre ciment et belle étoile, j’avais plein de morceaux, et toute une palette que je savais que je n’allais pas conserver sur l’album. Et j’ai décidé d’en faire une Esquisse, la première sortie en 2005. Puis lorsque j’ai sorti l’Esquisse 2 en 2011, j’étais dans une vibe album, et je me rendais compte que je me mettais vraiment trop la pression. Quand tu te mets la pression y a plus rien qui sort. Du coup j’ai fait comme avant, j’ai écris et enregistré plein de morceaux. Naturellement, j’ai besoin de faire ça, de faire des morceaux sans me mettre la pression. Et ce sont ces titres qui font l’Esquisse. J’ai besoin d’avoir des sons sur lesquels je me mets aucune pression, pour ensuite avoir le meilleur pour l’album.

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Il y a une certaine mélancolie dans ta musique, est-ce que tu es pessimiste ?

Je ne crois pas l’être. J’essaye de nourrir ma foi et mon espoir. Mais peut-être que si je faisais pas d’efforts je le serais. Je pourrais me dire : « Bon tant pis, c’est flingué, c’est mort. » mais j’ai pas envie de me dire ça, même si tout pousse à se le dire. J’ai eu la chance de voyager, de découvrir d’autres cultures, d’autres humains, qui donnent de l’espoir et de la force.

Qu’est-ce que tu as appris dans tous tes voyages ?

Énormément de choses, je pourrais pas en faire une liste. Je vis les choses, je me nourris de ces voyages. Continuellement on vit les choses, l’instant présent est éternel. Quand je vis quelque chose, je le vis entièrement, je ne suis pas le genre de personnes qui se dit : « Ah ouais trop bien, faut que j’en écrive une chanson, faut que j’en fasse un clip etc. » J’oublie tout ça, j’arrive même pas à prendre des photos quand je suis en voyage.

D’ailleurs ta musique est très écoutée à l’internationale.

Oui, en Amérique du Sud mon rap il colle direct, et pas seulement, également dans certains pays européen. Là où il y a encore du Hip-Hop, là ou le business du rap n’a pas pris le pouvoir, c’est le business qui a tout niqué finalement.

Mais le business a également permis au rap d’être davantage mis en lumière !

Oui mais c’est pas forcément des anciens du rap qui ont créé ces médias/radios, ce sont essentiellement des gens qui crachaient sur le rap qui ont récupéré ça pour en faire un business. C’est pas comme si c’était des vrais passionnés qui ont construit des labels, des radios etc. Il y a le business mais sans la culture. Et pourtant en France, il y a une vraie culture Hip-Hop. Aujourd’hui c’est de la consommation pure et dure et je trouve pas que ça mette le rap en valeur.

Si tu n’avais pas eu ce talent de musicienne, tu aurais été militante ?

Oui je pense, mais j’ai été artiste avant d’être militante. Je suis tombée dans le rap à 12-13 ans et puis en grandissant, en voyageant, en regardant le monde, je me suis dit que ça n’allait pas. Mais j’étais passionnée de rap avant d’avoir une conscience militante. Et forcément ça s’est retrouvé dans mon rap.

Pour toi la musique c’est vraiment un moyen ?

Ce serait hypocrite de dire que c’est seulement un moyen, parce que le rap m’a sauvé, ça m’a fait du bien d’écrire, ça m’a fait du bien que le public comprenne ce que je raconte. Même d’un point du vu personnel, ça m’a nourri. Mais oui effectivement, c’est pas un but en soit, mon objectif c’est pas d’être une star, c’est pas mon délire. La musique est un moyen pour faire passer des messages, des idées, mais pas seulement.

Lorsque tu as accédé à une certaine notoriété, c’était pas difficile de ne pas prendre la grosse tête et de rester celle que tu es ?

Non, mais c’est quelque chose qui m’a fait flipper avant. Avant de signer en maison de disque, avant que tout arrive, j’avais peur. J’étais jeune et je me suis demandé en quoi ça allait impacter ma vie. Parce que j’en ai vu des artistes se faire broyer et retourner leurs vestes. Je me suis posé des questions sur l’industrie du disque, sur la notoriété. Et au final, j’ai réussi à bien négocier ce virage dans ma vie. Maintenant je ne me pose plus du tout la question.

Comment tu as pris le succès de ton premier album Entre ciment et belle étoile ?

Je ne me suis pas du tout rendue compte de cette période. J’avais tellement la tête dans la militance. Mon album sort en octobre 2006, j’ai une tournée en 2007 que j’annule, car ça s’était mal passé avec les tourneurs. Par exemple, le 15 décembre 2006 j’étais programmée à Marseille, à Gap, à Lausanne, dans trois villes différentes. Les tourneurs voulaient juste vendre des billets et ensuite disaient que je ne venais pas. Pour la tournée 2007 j’avais prévenu que je ne voulais pas de coup tordu sinon j’annulais tout. Du coup dès la première date il y a eu une embrouille et j’ai annulé cette tournée. À la place j’ai fait une tournée d’assemblées populaires « Appel aux sans voix ». On est passé dans tous les espaces autonomes de France, et durant le succès de l’album, j’étais pas là-dedans, je me rendais pas compte. Un jour, la maison de disque m’appelle pour me dire que je suis disque d’or, je ne réalisais pas et finalement j’ai réussi à me préserver de tout ça.

C’est très important pour toi l’anonymat ?

Oui, déjà parce que je tiens à conserver ma vie privée et au début de ma carrière c’était pour qu’il n’y ait pas certaines choses du passé qui me reviennent à la gueule. C’est plus mon côté militante qui m’a forcé à me cacher et à ne pas divulguer ma vraie identité.

Pourquoi as-tu fait le choix de signer en maison de disque ?

À l’origine, j’avais fait l’Esquisse 1 en indépendant avec mon manager de l’époque, et pour l’album on voulait faire un contrat de distribution ou de licence avec un label. Et ce manager souhaitait que je fasse Planète Rap, que je fasse de la promo en télé, tout le processus de communication, et moi j’ai toujours dit que c’était hors de question. J’irai jamais faire Planète Rap, j’irai jamais faire ma promo en télévision. Il pensait que mon avis allait changer mais non, j’ai toujours refusé. Alors notre collaboration a pris fin et je me suis retrouvée seule pour préparer l’album Entre ciment et belle étoile, j’avais aucun moyen pour le sortir. Par la suite, j’ai eu un très bon feeling avec la maison de disque Because qui m’a tout de suite comprise et ils m’ont permis de sortir le projet.

Est-ce que tu penses que la jeunesse en France est moins révoltée ?

J’ai un peu l’impression. La nouvelle génération a un côté assez désabusée, elle préfère écouter PNL et planer, c’est vachement révélateur, et je critique pas du tout PNL en disant ça. Normalement une jeunesse elle a besoin de se défouler. Dans l’histoire c’est la jeunesse qui a toujours bousculé les choses. Ma génération c’était pas trop ça, mais celle de maintenant encore moins. Elle se pique au système, la télé-réalité, les réseaux-sociaux, les snaps, etc. Je leur en veux pas, chaque génération est différente. Ce n’est pas le même monde.

Auras-tu toujours la force de lutter ?

Je ne sais pas, j’espère que oui mais on ne sait pas ce que nous réserve la vie, on ne peut pas parler au futur.

L’Esquisse 3 de Keny Arkana est disponible sur toutes les plateformes de streaming.

Propos recueillis par Hannah Taïeb et William Hoyon

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