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Keroué : «Ce projet a du sens parce que j’ai été sincère»
Trois ans après FLAG, Keroué s’écarte de Fixpen Sill pour entamer sa carrière solo avec Eckmühl. À l’occasion, on a discuté avec l’artiste de sa carrière, de ses pensées et de la nouvelle scène.
L’esprit est pesant, polaire, presque hivernal. Comme à son habitude, Keroué s’est pourvu de sa plume la plus personnelle pour confier ses songes et ses pensées les plus intimes. Eckmühl, c’est la consécration de plus de 10 ans de carrière. Les doutes d’un artiste, ses leçons et la singularité qui en découle. Membre de Fixpen Sill avec le fidèle Vidji Stratega, Keroué s’est illustré comme poète et rappeur estimé de la sphère francophone. Un pied dans le passé, l’autre bien dirigé vers le futur, Fixpen Sill dévoilait déjà une ambiance inattendue et évolutive avec FLAG, sorti en 2019. Aujourd’hui, Keroué s’oriente vers une carrière solo, sans dénaturer son œuvre. Interlude l’a rencontré pour parler de son nouveau projet Eckmühl et revenir sur sa carrière et sur l’avenir qu’il lui promet.
Keroué, comment tu te sens avec la sortie d’Eckmühl ?
Ça va. On a déjà eu plein de sorties avant avec Fixpen, alors maintenant, je suis relax. Je reste focus pour avoir un deuxième projet en fin d’année, et après pourquoi pas soit refaire un EP Fixpen avec Vidji, soit partir sur un album solo. Il y a toujours une fidèle base de gens qui sont là pour aller l’écouter et me donner de la force donc ça fait plaisir.
Un deuxième projet ?
J’suis déjà en train d’enregistrer des trucs pour un deuxième EP qui sortira en fin d’année. On est là pour le premier, mais tu vois, j’aimerais déjà boucler le deuxième avant l’été ou début septembre et le sortir en fin d’année. Ça serait exactement le même format, 2 freestyles avant et 8 titres sur le projet. Et peut-être même faire une sorte de diptyque, un double projet. Vu que le deuxième projet serait exactement dans la même logique, je trouvais intéressant de les raccrocher l’un à l’autre.
T’es super productif alors.
Tous les mois ou 2 mois, j’essaye de me prévoir une session d’enregistrement d’une semaine, et je met plein de morceaux de côté. J’essaye d’avoir des nouveaux trucs aussi, sans arrêt. Bien sûr, je peux pas être tous les jours en studio alors que j’aimerais donner encore plus de temps à ma musique. Mais je m’organise. J’ai la chance de ne pas devoir travailler à côté, ça me laisse du temps et j’ai pas envie de le gâcher. Je veux le mettre à profit et proposer toujours mieux. En plus, le studio de Vidji a ouvert avec la 75e session. C’est devenu un peu un pied-à-terre à Paris, j’y vais souvent, je passe des nuits là-bas, j’enregistre, je tente des trucs… C’est cool.
La couverture d’Eckmühl représente quoi ?
J’ai dessiné la pochette moi-même. Enfin, je dessine. Je fais des trucs un peu perchés dans mon coin. J’ai envie de rajouter cette formule là à ce que je fais. Je trouve ça con de faire une photo bête et méchante pour le projet, même si on l’a déjà fait. C’est un projet qui me ressemble beaucoup, qui est très porté sur mes sentiments, mes doutes, et tout. J’avais envie d’une pochette qui me ressemble aussi. Donc j’ai extrait un dessin de ce que je faisais.
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Pourquoi Eckmühl ?
Eckmühl, c’est le nom d’un phare en Bretagne. J’avoue que j’avais pas forcément envie de faire un truc un peu pompeux, genre «je viens de Bretagne donc j’ai pris le nom du phare». Et puis la symbolique du phare ne me plaît pas forcément, je trouve ça un peu trop épique, fantasmagorique. J’avais juste envie d’un truc terre-à-terre, qui me rappelle quand même mes origines. Et c’est simplement le nom du phare de la ville dans laquelle j’ai commencé à écrire le projet. Pendant le confinement, je me suis dit que je voulais faire un projet solo. C’est parti de là. Et puisque je faisais une balade tous les jours autour de la maison et qu’il y avait ce phare, j’ai voulu l’appeler Eckmühl.
Ça fait combien de temps que tu bosses dessus ?
Je l’ai écrit pendant un an mais ça fait quasiment 6 mois qu’il est prêt. C’est pour ça que je te dis que je suis déjà sur la suite. J’ai pas forcément l’impression d’avoir tourné la page sur ce projet là, mais il pose un peu les bases de ce que je suis capable de faire seul. J’avais besoin de me faire confiance, et ça m’a vraiment permis de me rendre compte que je pouvais prendre mes propres décisions, ne pas toujours consulter les gens. J’peux être dans le doute sur certaines choses. Je me suis vraiment dit : «autoroute, je fonce.» Ça me fait du bien de pas trop réfléchir, de pas faire d’aller-retour avec telle ou telle personne parce que je n’arrive pas à me décider. Ça a été ma première expérience là-dessus. J’ai l’impression sur la suite, d’avoir pris plus confiance. Je ne dirais pas qu’Eckmühl a été un brouillon, parce que ce serait dévaluer le projet. Mais ça va me permettre de capter quels sont les thèmes que je peux aborder, quelle est la façon dont je peux le mieux réaliser mes morceaux… J’ai l’impression que je prend une sorte de formule qui commence à fonctionner.
Vidji a participé au projet ? Il a produit « Vésuve », déjà.
Oui, mais il n’est pas véritablement sur le projet. Il était toujours là pendant sa création, il m’a un peu aidé pour le mix, mais il n’a pas véritablement sa patte comme sur les projets Fixpen. Et ça m’a fait du bien aussi, j’avais moins cette pression de devoir répondre à ses attentes, de devoir toujours le consulter pour sortir les trucs. Là, je l’ai fait en mon âme et conscience.
Comment tu procèdes pour écrire ?
J’réfléchis pas. Si la prod me plaît, ça vient comme ça. Sûrement que je devais déjà avoir des choses à dire, à propos du son, du nombre d’années que j’ai passé dans la musique, des choses que j’ai éventuellement à me reprocher sur ma carrière. Et tout ça sort en ce moment. Parce que les instrus m’ont juste donné une sorte de support pour exprimer ce que je voulais dire. Je pense que j’avais besoin de le dire. Quand je fais état du projet et des thèmes, je trouve qu’il y a quand même beaucoup de récurrence. Mais je ne peux pas cracher dessus. J’aimerais m’amuser un peu plus sur le deuxième projet, faire des trucs plus ouverts, moins tomber dans cette ambiance assez pesante, pensive, sombre. Ça me laisse d’autres possibilités pour la suite. En tout cas, je pense que c’est arrivé à un moment où j’avais besoin de dire ces choses là.
Il y a un morceau que tu préfères ?
J’aime bien celui avec Caba, « Felice ». Je suis allé à Bruxelles, ça faisait longtemps que je voulais faire un feat avec Caballero. On est partis sur un morceau très standart, un banger bête et méchant. Donc j’avais ce morceau là, qui pour moi était destiné à l’EP. Et j’avais cette boucle de voix, tu sais, derrière. Je l’avais filé à Caba la veille. Lui, il écrit tout le temps. On a enregistré le premier morceau, qui ne sortira pas mais qui était plus orienté concert, très ce à quoi on pourrait s’attendre de nous deux. Et finalement, on l’a dégagé. On est repartis au studio la deuxième nuit, et Caba était chaud de tenter un truc sur la boucle de voix. On essaye un truc sans batteries, ni rien. Il pose son truc. J’avais déjà écrit sur cette prod avant, mais je ne pensais pas que Caba la prendrait. J’avais mis mon texte de côté, je m’étais dit que ça ne servirait pas.
Finalement, je l’ai repris, j’ai remanié 2-3 trucs, je suis allé en cabine et je l’ai posé d’une traite aussi. En 1h, le morceau était prêt. On s’est demandés si on allait rajouter des batteries, du coup JeanJass a essayé de retaper une prod. Ça marchait pas donc je me suis dit qu’il valait mieux avoir ce truc un peu perché, auquel les gens s’attendraient pas forcément. Mais qui, pour moi, renforce cet univers sombre et pensif qui transparaît sur le projet et qui me permet de me démarquer un peu. En plus, avec Caba, je trouvais ça intéressant. Donc je suis grave content de ce morceau. Je trouve que c’est celui qui synthétise le mieux tout ce qui a pu se passer sur le projet.
C’est pour ça que tu l’as mis à la fin ?
Oui. Et comme je te le disais, sur la suite de mes projets, notamment si j’en fais un deuxième qui serait le miroir de celui-ci, j’aimerais bien que le dernier morceau soit aussi sans batteries, juste la voix posée comme ça. Je trouve ça intéressant, je vois ça comme un carnet de notes de fin de projet, où t’es un peu dans les arrêts de jeu à donner tes dernières impressions.
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Keroué : «On a construit quelque chose, mais j’ai besoin de garanties pour la suite»
En parlant de Caba, dans une interview, tu disais que vous aviez un public similaire. Est-ce que t’as envie de t’aventurer vers des artistes qui auraient justement un public différent du tien ?
Sur les feats que j’aimerais bien avoir pour la suite, je réfléchis souvent à mon cercle. J’ai du mal à me dire que je vais aller démarcher quelqu’un que je ne connais pas, rentrer dans un truc où tu dois appeler les managers, j’aime pas trop cette idée. Même si à un moment, si t’aimes vraiment un artiste, t’es obligé de passer par là. Mais là, les prochains feats que j’aimerais bien avoir, c’est beaucoup dans mon cercle. Il y a aussi la nouvelle génération que j’aime bien, j’ai parlé à certains. Il y a un mec que j’aime beaucoup qui s’appelle Realo. J’ai parlé à Luther aussi la dernière fois, que je trouve vraiment très chaud.
J’aimerais plus aller vers la nouvelle génération et sortir de mon cercle. Mais on parlait d’un album tout à l’heure, et c’est vrai que sur un album, j’aimerais aussi rassembler un maximum les gens qui sont autour de moi. Étant donné que je ne suis pas là depuis hier, avoir tous les artistes que j’ai rencontré pendant toutes ces années sur un album solo, ça serait trop bien. Ça voudrait dire qu’ils font partie de mon histoire, et de ce à quoi j’ai participé dans ce mouvement.
La connexion avec Wallace Cleaver s’est aussi faite comme ça ?
Wallace, on l’a rencontré avec Fixpen via notre DJ, Lasmoul. Il nous a montré les premiers clips de Wallace Cleaver à l’ancienne et tout. J’ai trouvé qu’il avait une voix incroyable, une singularité de ouf. En plus, il a une dégaine de dingue avec ses lunettes au bout du nez. Il a une tête de nerd alors que quand il s’agit de rapper, notamment sur des rythmiques trap et tout, il découpe ça. Il est trop fort. J’ai été surpris par son personnage. On l’a invité en première partie de nos concerts quand on a joué à Paris. Et on a commencé à se côtoyer en dehors de la musique. C’est vraiment devenu un pote. Et je voulais trop sa vibe sur le projet. Tu vois, on parlait un peu du côté sombre, introspectif du projet. Lui, il a vraiment cet univers là aussi. Il vient d’une petite ville au centre de la France, où il a rien fait durant toute son adolescence. Il y a énormément de mélancolie qui se dégage de ses textes. Je trouvais ça trop intéressant de l’avoir. Ça s’est fait très naturellement.
Tu me parlais du nombre d’années que t’avais passé dans le son. Je voulais justement parler de « PDM ». Sur le morceau, tu donnes l’impression que tu galères un peu avec la musique, que tu sais pas où aller.
Carrément. C’est un thème qui est un peu récurrent sur Eckmühl, et que j’aimerais gommer sur le deuxième projet. J’arrive à un moment où on a quand même construit quelque chose, mais j’ai besoin de garanties pour la suite. Et je pense que ça se ressent dans mes textes. J’ai pas envie de passer pour quelqu’un de revanchard. J’aimerais pas que ce soit quelque chose qui se dégage de mes textes de manière récurrente. Il y a un côté miskine dans le fait de dire «je suis pas là où je devrais être». Donc j’évite de le dire avec ces mots, mais je peux pas m’empêcher de le dire d’une certaine manière. Un peu comme dans « PDM », justement. Avoir l’impression de pas vraiment savoir où je vais. Parce que cette part de mystère, c’est aussi ce qui me permet de rester motivé. C’est comme une sorte de questionnement vis-à-vis de moi-même, un auto-boost. Quelque chose que j’ai besoin de me dire pour avancer et réaliser les choses sur lesquelles j’ai encore des doutes. Donc je ne l’ai pas forcément décidé, comme je te l’ai dit, mes textes me viennent assez naturellement. Mais il y a un franc-parler qui fait que je n’ai pas caché mes doutes, je n’ai pas caché le point d’interrogation de l’endroit où je suis dans ma vie en ce moment. C’est aussi une manière pour les gens qui m’écoutent de croire en moi et de se dire que je serais prêt à me dépasser pour la suite.
Finalement, t’as démarré ta carrière il y a plus de 10 ans mais jusqu’à aujourd’hui, tu n’as jamais dénaturé ton propos, alors qu’il y a pas mal de choses qui ont changé sur la scène rap.
J’ai voulu rester très fidèle à ce que je pensais. Et finalement, donner une forme de vérité dans mon propos. Si j’étais arrivé avec un projet qui regroupait plein d’influences et qu’on avait senti que je voulais faire un patchwork de projets avec un morceau triste, un morceau joyeux et tout… J’aurais eu l’impression de partir sur un énième projet qui n’avait pas de sens pour moi. Ce projet, il a du sens parce que j’ai été sincère. Ça lui donne sa légitimité.
Tu me parles de la nouvelle scène rap comme quelque chose que tu kiffes. Pourtant, sur « Conte de fée », tu dis que «le rap c’est devenu la Macarena».
Si tu fouilles, il y a beaucoup de choses à aller chercher. J’avoue que cette phrase, extraite de son contexte, me fait un peu passer pour un réac’. En gros quand je dis ça, c’est que j’ai commencé le rap au début des années 2010. On était une poignée de rappeurs et on avait l’impression d’avoir le champ libre, des possibilités infinies. Du fait qu’on n’était pas beaucoup, l’attention était sur nous et on avait un peu tout à faire avec ça. Au fil des années, le rap est devenu extrêmement saturé. Il y a beaucoup de gens qui font du rap maintenant. Il y en a qui en font comme ils font du football, c’est devenu presque un moyen de s’en sortir. Forcément, des talents émergent grâce à ça. Je regarde ce qui se fait à droite, à gauche.
Quand je dis que le rap est devenu la macarena, je dis que c’est devenu un peu la foire à la saucisse. Il y a de tout, du très bon rap qui émerge mais aussi beaucoup de choses qui à mes yeux, dénaturent le rap. Tout se ressemble, les gens sont sur des modèles, il y a de moins en moins d’originalité. Quand ils veulent être originaux, ils jouent sur un personnage. Je suis pas du tout dans ce créneau là. C’est un peu dommage. Et il y a beaucoup d’exemples de réussites de gens qui ont cru en leur formule, comme Laylow, Alpha… Ce sont des gars qui ont mis du temps avant d’arriver à ce qu’ils voulaient, mais comme quoi quand t’as de la persévérance, que ta formule est bonne et que tu respectes ta direction artistique et tes choix, il y a encore des possibilités. Je trouve que ça amène le rap à ses lettres de noblesse. Il y a beaucoup de rap qui passe à côté en recherchant davantage un produit qu’une vérité artistique.
Sur « K.E.R », tu sors un peu de ta zone de confort, les sonorités sont très drill. C’était un truc auquel tu tenais, c’était quoi l’idée ?
J’ai même pas calculé le fait que c’était une drill au début. En général, je calcule pas les BPM d’une instru, ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas. Là, K.E.R, il y a eu ce truc. C’est venu assez naturellement. Et j’avais envie d’avoir un texte type freestyle, un peu comme une forme de footing, tu vois. Comme un décrassage. J’arrive avec un truc où je montre que je sais toujours rapper. C’est très freestyle, très second degré, ça n’a rien à voir avec le projet. Ça me tenait à cœur d’arriver avec un truc très démonstratif en rap, et petit à petit amener les gens dans les profondeurs.
C’est vrai que t’as commencé avec « K.E.R », t’as ensuite sorti « Vésuve » qui était plus planant, et puis le mélodique « Felice ».
Là, on y arrive. De plus en plus deep *rires*. C’est la formule que je voulais pour ce projet. Il aurait du sortir un peu plus tôt, j’aurais aimé le sortir en début d’année. Du coup, le mood du projet est plutôt hivernal. Vu que ça sort en été, j’attend de voir les impressions des gens. Mais il y a quelque chose de cool dans le fait de sortir un projet un peu polaire en été.
Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour la suite ?
D’avoir des gens qui me comprennent. Un public qui respecte mes choix et reste motivé à propos de ma musique et de ce que je suis capable de faire. Une belle tournée, j’imagine et j’espère, après le deuxième projet. Avoir assez de confiance de la part de mon auditoire pour continuer à faire de la musique qui me plaît et me ressemble.
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