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« Les étoiles vagabondes : expansion », itinéraire d’une promotion spectaculaire
Il voulait faire de son retour un événement inoubliable. Et pour cela, Nekfeu a soigneusement mis en place, pièce par pièce, la stratégie de promotion de son projet surprise, » Les étoiles vagabondes : expansion ». Décryptage.
C’est l’histoire d’un mec qui sort d’une grotte dans laquelle il était enfermé depuis deux ans, et qui t’envoies 34 morceaux et un film dans la gueule. Voilà. Nekfeu a voulu faire de son retour un momentum historique, ponctué de rebondissements, d’émotions, de coups de flippe, voire de quelques déceptions.
Bref, il a imaginé tout ça comme un film, justement, jouant avec les fans comme ses spectateurs, construisant toute une imagerie autour de son oeuvre, parsemant volontairement son projet d’anomalies pour atteindre un Graal inespéré : un double album intitulé Les étoiles vagabondes : expansion. Lumière.
13 mai. L’origine Nekfeu
Le 13 mai, la sphère Nekfeu subit ses premières secousses depuis plus de deux ans. Et celles-ci viennent… des cinémas Pathé. Sur son site, l’enseigne dévoile l’affiche d’un étrange documentaire nommé « Les étoiles vagabondes ». Les spéculations bouillonnent et ce n’est que quelques heures plus tard que le personnage principal va clarifier la situation : il s’agira d’un film, projeté dans les salles de cinéma, et dans lequel il dévoilera son nouvel album éponyme.
Autre annonce : le long-métrage ne sera disponible qu’à travers une séance unique, le 6 juin, à 20 heures, soit un mois plus tard, le temps de mettre en place les derniers détails du long périple. Dans la foulée est dévoilé un court teaser, d’une minute, qui sera le seul garant du secret des Étoiles vagabonde jusqu’à la sortie du film-documentaire. Dans ses plans, on y retrouve certains éléments qui le composeront : ses voyages à l’étranger, son spleen, ou encore sa rencontre avec Damso.
La bande-annonce, publiée nativement sur tous les réseaux sociaux de l’artiste devient viral et franchit le million de vues en une petite journée sur YouTube. La hype est là, le mystère également.
6 juin, 20 heures. La découverte
Le 6 juin est donc dévoilé, dans presque deux-cent de salles en France et de plusieurs pays francophones, Les étoiles vagabondes. À 20 heures pétante, 100.000 personnes découvrent l’histoire que renferme l’étrange retour de Nekfeu. Une séance seulement et l’artiste braque le box-office français, en volant la première place au blockbuster américain, X-Men.
Le film d’une heure et demie retrace la conception de l’album à travers les continents. Grèce, puis Japon, puis Paris, puis Belgique, puis Los-Angeles, puis Nouvelle-Orléans, puis Grèce à nouveau. On y découvre un Nekfeu absolument pas inspiré, incapable de griffonner sa feuille, cherchant une raison pertinente de revenir dans un rap jeu qui lui met une pression insupportable. Se chevauchent plusieurs sentiments, avec, en tête d’affiche, une lourde déprime qu’il comblera par la présence de ses proches et de ses rencontres au cours de ses voyages.
7 juin, 22 heures. Première écoute
1h38 d’obscurité plus tard : les lumières se rallument. Devant, l’écran géant dévoile un gigantesque QR Code (un morceau et un clip cachés) et cette étrange pochette sous-vide de l’album. Spotify alerte à son tour : « Nouvel album : Nekfeu – Les étoiles vagabondes. » Le timing est millimétré. Dans la salle, les consultations des diverses plateformes streaming supplantent les habituelles discussions d’après-film.
Sur son smartphone, chacun consulte la tracklist, scrute le nom des morceaux, et essaie de décrypter les premiers liens avec le long-métrage. « Oh, il y a Vanessa Paradis ! », s’écrie l’un, quand l’autre colle son téléphone à son oreille, impatient. C’est ainsi que Nekfeu a imaginé son œuvre conceptuelle.
Le long-métrage propulse le spectateur dans de parfaites conditions d’écoute : les deux projets s’entrechoquent pour sublimer chaque track. Une mise en relief artistique à deux échelles, où un titre s’apprécie avec une finesse particulière lorsque l’on comprend – grâce au film visionné quelques heures plus tôt – l’histoire qu’il renferme.
L’œuvre cinématographique semble néanmoins sauver Les étoiles vagabondes d’une sorte de frustration de la part des fans, moins convaincus par le script de l’album. Sans ça, l’album est long. Vraiment long. Non seulement le projet regroupe dix-huit morceaux, mais tous font quasiment 4 à 5 minutes. Et si les ambiances changent, souvent, les thématiques restent les mêmes ou se recoupent.
À la fin de la première écoute, impossible de remettre une mélodie sur certains titres écoutés : trop abstraits. Et si la plupart des morceaux sont comme sauvés de l’obscurité par des refrains percutants, Nekfeu surjoue trop sa plume et son instrumentale. Il rappe, rappe, rappe, jusqu’à perdre son auditeur dans des couplets certes excellents, mais interminables : rimes et punchlines se noient dans l’intense débit de l’artiste.
L’expérience artistique, l’euphorie de l’artiste, et la pertinence des featurings construisent malgré tout un opus crédible, sérieux. Peut-être pas à la hauteur des attentes dûes au vide et au manque laissés par le rappeur, mais, en tout cas, moderne et cohérent.
Autre petite nouveauté : grâce au QR code, les spectateurs ont droit à un freestyle inédit du Fennec, disponible seulement 24 heures. Éphémère.
14 juin. Sous-vide
Une semaine s’écoule à décortiquer les premiers aspects de l’album : punchlines, références, instrumentales. Les records s’abattent également, notamment chez Deezer, où l’artiste s’empare du plus grand nombre d’écoutes d’un album en 24 heures. Au cinéma également l’opus fait des siennes : outre le box-office, 40.000 personnes ont scanné le QR Code mis en place par l’artiste et laissé à l’écran quelques minutes seulement. Les chiffres prennent déjà la forme d’un monstre des charts.
Un seul élément manque à l’appel : la version physique. Celle-ci arrivera avec une petite semaine de retard mais, encore une fois, elle sera portée par un travail promotionnel épuré. Le packaging a la forme d’un album sous-vide qui renferme le disque des Étoiles vagabondes. La pochette de l’album, étrange, prend ainsi plus de substance et la conception artistique derrière, réfléchie par Nekfeu et Raegular forcent à la consommation. Évidemment.
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Le vendredi 14 juin marque également la fin de la première semaine d’exploitation, ponctuée par 47.000 ventes, encore une fois sans la version physique, ni la comptabilisation des tickets de cinéma mis en vente en amont. Voilà l’un des départs les plus prolifiques de l’année, en attendant un sérieux coup de boost en seconde semaine avec la version sous-vide.
Semaine du 17 juin. Les théories
Après le choc des premières écoutes, vient le temps des théories. Sur Twitter, certains conspirationnistes aiguisés fouinent pour trouver la trace d’un inévitable deuxième album. Comme toujours, le petit oiseau bleu fait bien son boulot et pourrait faire croire, avec des conjectures plus ou moins branlantes, à n’importe quoi.
Pour le coup, certains éléments sont crédibles, comme certains couplets entendus du film, absents de l’album. D’autres tentent d’analyser les thématiques abordées, et jugent l’oeuvre incomplète. Aussi, la théorie d’un deuxième opus est alimentée par la légère frustration d’un premier qui semble artistiquement inachevé, voire décevant. Les fans veulent y croire, encore une fois, comme toujours.
Les hypothèses prennent sens au rythme de certains messages ambigus diffusés par les proches de l’artiste ou des membres du « milieu ». Très vite, on en vient à parler d’un certain « projet surprise », qui serait disponible vendredi à minuit. Mais le 21 au soir, rien de nouveau sur les plateformes streaming et le leurre construit de toute pièce par les internautes s’effondre. Encore une fois, comme toujours.
21 juin. Comme un air de rêve
Alors que la théorie d’un double album se réveille péniblement, elle est vite secouée par une grosse erreur de parcours de l’enseigne Citadium : l’une de ses boutiques dévoile un peu trop tôt un gigantesque billboard frappé d’une mystérieuse pochette intitulée Les étoiles vagabondes : expansion. L’affiche circule d’abord sur Twitter, avant de finir dans les mains des médias, pas franchement plus au courant d’un éventuel nouvel opus.
Désormais, c’est sûr : un nouvel album existe, c’est réel, reste à savoir sa date de sortie. Autre élément de réponse grâce à un certain Nekfeu qui publie sur sa chaîne YouTube un décompte qui prendra fin à 18 heures, illustré du simple nom du label.
Entre-temps, une nouvelle boulette est signée Leclerc qui met en précommande de manière trop précipitée un vinyle composé de deux albums : Les étoiles vagabondes et son Expansion. La description du produit en dit un peu plus : « En l’écoutant, des anomalies pouvaient se sentir dans les transitions des titres. La raison ? L’album » Les étoiles vagabondes » à cet instant est incomplet. Depuis le 21 juin 2019, avec la sortie de Expansion, Nekfeu présente enfin dans son intégralité son oeuvre finale intitulée Les étoiles vagabondes : expansion. » Tout prend sens.
21 juin, à 18 heures. Les étoiles vagabondes : expansion
Bref, l’horloge sonne à 18 heures, et le Fennec frappe double : seize nouveaux morceaux apparaissent sur les plateformes streaming pour former un album unique : Les étoiles vagabondes : expansion. Les deux opus ne sont pas distincts, ils s’entremêlent à travers un seul album de 34 morceaux. Et sur YouTube, un clip est dévoilé : « Sous les nuages ». Le premier clip solo de Nekfeu depuis « Princesse », en avril 2016.
Les morceaux initiaux, eux-mêmes complétés par l’imagerie du film, bénéficient d’une nouvelle lecture, boostés par ces inédits. La promotion est terriblement réfléchie : les internautes avaient vu juste, tout était mis en œuvre pour arriver à cette finalité. Les seize titres affichent moins de similitudes avec le film, sont moins scénographiés, beaucoup plus powerful.
L’effet anticipé marche diaboliquement. Là où sortir un double album de 34 morceaux dès le 7 juin aurait pu sembler indigeste, Nekfeu n’a décidé de dévoiler qu’une partie de son oeuvre, conservant une flopée de titres inédits à balancer deux semaines après. La tête de l’auditeur est si secouée qu’elle semble incapable de critiquer le projet. C’est toute la force de la démarche.
28 juin. Laisse tourner le vinyle
La promotion s’achève (jusqu’à preuve du contraire) le 28 juin, à l’occasion de la sortie du double vinyle. Lequel sera disponible pour 75 euros. Une somme élevée, contestée par certains fans qui ont, du coup, acheté une version à 17 euros d’un disque incomplet, deux semaines auparavant.
Mais c’était le risque. Dans sa démarche artistique, Nekfeu a entouré son oeuvre de sentiments éphémères. Le film d’abord qui, après la sortie du double album, perd en volume. Dans la compréhension des titres déjà, puis dans sa pertinence artistique qui est balayée par les 34 morceaux de l’album. De toute manière, quelle sera la destinée du long-métrage qui, pour l’instant, n’a pu être visionné qu’une seule fois au cinéma ?
Tout a été construit pour ce 28 juin. Nekfeu a magnifié les codes qui bâtissent le rap actuel avec une audace impressionnante :
Une inspiration artistique d’abord, avec une œuvre cinématographique qui force le respect, peu importe la qualité du disque qui l’accompagne. Enivré par son nouvelle idylle derrière la caméra, Nekfeu a conçu de toute pièce une œuvre double, miroir, originale. L’expérience en valait la peine.
Une inspiration des réseaux sociaux, ensuite. En alimentant la théorie d’un double-album, Nekfeu a plongé les yeux fermés dans le fantasme des conspirationnistes les plus fous du web. Lesquels représentent souvent une niche de fans ultra aguerris qui suivent avec une redoutable précision les faits et gestes de leur artiste favori. Après des dizaines de théories du même genre enterrées par d’autres rappeurs, Nekfeu l’aura fait, et après ça, difficile d’imaginer quelqu’un d’autre le faire.
Une inspiration promotionnelle enfin, en articulant autour de son disque une multitude d’éléments réfléchis. Du packaging du projet Les étoiles vagabondes : expansion au freestyle disponible à l’aide d’un QR Code, à l’utilisation maligne des plateformes streaming pour être le seul maître de son album en le rendant extensible, Nekfeu a régné avec un impérialisme insolent sur des modèles de promotion 2.0.
Chapeau l’artiste.
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