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Orelsan : Civilisation, les peintures d’un homme ordinaire
Après une trilogie à réciter l’évolution de son personnage, Orelsan a reculé de quelques pas pour dévisager les âmes qui l’entourent. En émane Civilisation, une micro-nation imparfaite, grossièrement inspirée de faits réels.
254 drapeaux sont précisément recensés dans les registres officiels. Avec des bandes, des cercles, des étoiles, parfois même des motifs complexes, comme des dragons ou des arbres. À quelques exceptions près, ils respectent tous une forme rectangulaire, dont les dimensions varient pour chaque État. Il en existe de toutes sortes, mais aucun d’entre eux ne révèle de shuriken ou de fond transparent façon Photoshop. Ce drapeau, flottant dans les airs derrière Orelsan la mine basse, est celui d’une Civilisation démolie, aux paradoxes et imperfections maquillés par une façade faussement avant-gardiste. Brièvement jailli du cercle vicieux qui fait tournoyer la société, Orelsan invite à repartir à zéro. À rebooter notre civilisation.
De cette idée farfelue découle une succession de quinze tableaux que l’artiste, en peintre ordinaire, comme il plaît à se présenter lors de ses interviews, a esquissé. Cette fresque abstraite, aux couleurs écologiques, sociales et quelques teintes politiques, ouvre un nouveau cycle pour son auteur, à l’issue du dense triptyque achevé quatre ans plus tôt. Comme conscient qu’il avait suffisamment essoré les forces et faiblesses de son personnage, Orelsan a hissé sa réflexion au-dessus de sa chevelure grisonnante, et a sobrement raconté ce qu’il voyait, plutôt que ce qu’il faisait. Et à son habituel mécène, Skread, de pétrir cette nouvelle œuvre selon des enjeux modernes et éclatants. Récit.
Préquel et spin-off amoureux
Après la sanglante bataille de Marineford, l’équipage de Luffy s’est évaporé, laissant écouler plusieurs années avant de se retrouver et renouveler sa conquête. Et certainement qu’après la victoire enivrante de La fête est finie, Orelsan avait lui-aussi besoin de son ellipse. La puissance de « Shonen » impose ainsi une mise à jour. Une sorte de synopsis, aux allures de fin de cycle. L’artiste y conte son évolution sinueuse et énumère ses victoires comme esseulé au sommet d’une montagne tibétaine, méditant sur son petit socle composé de disques de diamant. Rien ne semble mieux définir Orelsan que la notion de shonen, lui qui, dix ans plus tôt, déchirait les affiches de sa tournée Perdu d’avance, réserve désormais Bercy sur toute une semaine. Mais l’épique introduction de Civilisation pose finalement les questions et les réponses, et l’artiste fait sagement comprendre que sa saga est terminée.
Mais comme après une trilogie de block-busters, il y a toujours quelques histoires à raconter. Vient alors « La quête », une sorte de préquel à ce qu’on ne savait pas encore. Un long-métrage étalé de l’enfance à la pré-adolescence, qui enrichit avec sincérité et dérision le background du personnage. On y capte quelques infos amusantes, comme cette première romance à la fin brutale, qui aura certainement son rôle dans la relation tumultueuse d’Orelsan avec les femmes. Et après ce portrait sympathique sur fond de carrousel, c’est la rupture, et Civilisation glisse grosso-modo sur ce que le rappeur décrit lui-même comme un album dédié à la société et à sa femme.
Quatre ans plus tôt, « Paradis » sonnait comme le happy-end d’une des trames les plus intéressantes de la carrière d’Orelsan. L’unique suite logique, c’était le mariage ou un enfant. On aura bien eu le premier, mais aussi et surtout une série de spin-off intimistes au sein du couple. La moitié du rappeur fait l’objet de trois morceaux. « Bébéboa », d’abord, qui égratigne amoureusement l’image de sa femme en narrant son penchant pour la bouteille. Une histoire qu’on devine exagérée, mais surtout enveloppée dans un titre à l’ambiance disco, pour lequel le GIF de Jay-Z bougeant honteusement la tête semble avoir été inventé. Les deux autres, « Ensemble » et « Athéna », se font suite et se complètent. Le premier vient corriger quasi ligne par ligne le portrait idyllique de « Paradis » : le vrai amour n’est pas qu’un océan de bonheur. Le tendre « Athéna » révèle enfin un Orelsan d’une vulnérabilité quasi-inédite, la tête reposée sur l’épaule de sa compagne. C’est juste, touchant, sincère.
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Orelsan fait les croquis, Skread ajoute les couleurs
Mais au-delà de ce gros tiers de l’album, le fond de Civilisation sonne un peu creux. Orelsan le reconnaît lui-même : sa vie de pré-quadra épanoui n’a plus rien de si passionnant à raconter. Alors, il parle de la société. Beaucoup. Critique Paris et ses habitants sans âme, se rapproche de Caen et sa famille. Plusieurs morceaux tournent un peu en rond, abordant timidement les réseaux sociaux, la solitude, l’avenir. Orelsan se risque à de nouveaux enjeux comme l’écologie avec « Baise le monde » ; c’est bien fait : créatif, original, mais un peu plat. Une mélancolie évasive surplombe l’album, et on slalome autour de défis qui semblaient intéressants, comme l’âge ou la notoriété.
Après coup, Orelsan a confié qu’ils avaient hésité avec Gringe à écrire sur les amitiés qui vieillissent. Ça aurait peut-être été mieux, plutôt que la pause récréative un peu fan-service de « Casseurs Flowters Infinity » qui, passé l’aspect spectaculaire et nostalgique de la première écoute, ne montre rien de nouveau sous le soleil. Mais on a quand même ces deux grosses pièces : « L’odeur de l’essence », d’abord, et son constat glacial et instinctif, plus politisé qu’Orelsan ne le prétend. Puis « Manifeste », tour de force story-tellé, qui refuse toute analyse manichéenne au profit d’une narration précise. Certainement la plus réussie de ses peintures descriptives : un point culminant du projet, où Orelsan prend le pas sur la musicalité.
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Fait rare au milieu d’un projet qui semble assumer ses faiblesses : comme conscient qu’il ne peut répéter en boucle les mêmes histoires, l’artiste a rééquilibré le rapport de force entre le fond et la forme. Skread n’a jamais occupé autant de place. Et Skread n’a jamais été aussi épatant. L’album est une démonstration de force instrumentale, regorgeant de maîtrise dans les atmosphères, qui s’étalent pourtant de la drill au disco. Orelsan lui file même totalement les clés du camion sur « Ensemble » et son exceptionnel interlude instrumental. Dans sa direction artistique, Civilisation est peut-être l’album le plus cohérent et équilibré d’Orelsan. Il y a toujours des influences (Kanye West sur « Rêve mieux » sans aucun doute), mais toutes sont digérées, et évitent ainsi les tentatives inabouties qui jonche habituellement ses projets.
Civilisation s’achève ainsi dans une ultime envolée orchestrale. Et paraphe une conclusion utopiste, en accord avec la micro-nation imaginée par l’artiste au lendemain d’un pseudo-paysage post-apocalyptique. La morale se révèle légèrement imprécise, bien qu’on y décèle un soupçon d’optimisme, de ses envies de changer le monde, d’élever un enfant, de reconstruire notre éducation. Au final, les peintures d’Orelsan éclaboussent de justesse. On peut parfois regretter un certain manque de consistance, mais toujours rapidement rattrapé par la virtuosité de son coup de pinceau. Peut-être qu’il n’est pas le « sociologue » qu’Emmanuel Macron voit en lui, non, mais il a toujours cette fibre pour rendre les histoires palpitantes. Même s’il se tue à nous rappeler qu’il n’a rien d’extraordinaire, après plus de quinze ans, on peut bien continuer à faire semblant de le croire.
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Orelsan – Civilisation.