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Pourquoi « Detox » de Dr. Dre n’a jamais vu le jour
Retour sur l’immense parcours de Dr. Dre afin d’essayer de comprendre pourquoi Detox est un échec total.
Dr. Dre est sans doute le plus grand producteur Hip-Hop de l’histoire. Capable de créer des œuvres uniques ou encore de se placer en patron en emmenant des artistes au sommet, le parrain de la West Coast est devenu une légende. Après avoir sorti deux albums solos, The Chronic en 1992 puis 2001 en 1999, le monde du Rap n’attend qu’une chose : un nouvel opus du Docteur. En effet, même si Dre a dévoilé en 2015 Compton, un projet inspiré du film Straight Outta Compton, ce dernier laisse un goût d’inachevé. Pour la première fois, Dr. Dre a sorti un opus mais n’a rien révolutionné. Mais pourquoi son tant attendu Detox n’a jamais vu le jour ? Pourquoi après 10 ans à travailler sur un album, rien de concret n’a été fait ?
N.W.A, naissance d’une légende
Andre Young de son vrai nom est passionné par la musique depuis son enfance. Adolescent, il a pour habitude de se rendre dans des clubs pour regarder des DJ’s performer. C’est tout naturellement qu’il en devient un. C’est durant cette période qu’il rencontre DJ Yella. Les deux artistes peaufinent alors leur talent durant des soirées enflammées. En 1986, Dre entre en relation avec Ice Cube, puis Eazy-E, avec qui il forme le légendaire groupe N.W.A. Le crew sort très vite l’album Straight Outta Compton, qui devient instantanément un classic. Pendant que Ice Cube et MC Ren assurent la majorité des lyrics, Dr. Dre et Yella se concentrent eux sur la production, et Eazy-E, en tant qu’homme d’affaire avisé, est plutôt là pour structurer et vendre le groupe. La qualité des beats est très vite louée, et Dre voit sa notoriété grandir très vite. A noter que c’est en samplant le Funk de Ohio Players et la chanson « Funky Worm » pour « Dopeman » que les prémices d’un nouveau genre vont apparaître… #GFunk.
C’est dans la même optique que N.W.A sort Niggaz4Life en 1991. Seule différence, Ice Cube a quitté le groupe pour des différends, et laisse un gros vide dans la performance vocale. La production est elle cependant toujours bien gérée par un Dre sûr de sa force.
The Chronic, le G-Funk à l’honneur
En 1992, Dr. Dre désormais en solo décide de sortir son premier album The Chronic sous le sombre label Death Row créé par Suge Knight. L’album reprend les thèmes du Gangsta Rap, mais ce qui impressionne le plus est encore une fois la production. Influencé par le Funk de George Clinton, The Parliaments et Funkadelic, Dre réussit à mélanger la Soul, le Funk et le Rap grâce à des Tempo lents, des lignes de basses, et des mélodies bien pensées qui viennent compléter le tout. C’est la naissance du G-Funk. Mais il y a autre chose de marquant concernant The Chronic. C’est l’omniprésence d’un petit nouveau : Snoop Dogg. C’est lui qui a fait découvrir à Dre une vibe plus douce et planante ainsi que le doux usage de la marijuana sous le soleil tapant de Los Angeles. Snoop deviendra suite à cela l’un des plus grands rappeurs des années 90 avec notamment son classique Doggystyle.
Le début des problèmes
Au sommet de sa carrière, Dr. Dre va connaître une chute vertigineuse. En 1991 tout d’abord, il tabasse littéralement une présentatrice télé car il fût mécontent de son traitement médiatique vis-à-vis de son conflit avec Ice Cube. Son image en prendra un coup. Il reste cependant très actif, notamment pendant l’année 1993 où il produit et guide Snoop. C’est alors que les échecs s’accumulent. Sa relation avec Death Row se détériore, résultat d’un rythme de vie irréaliste porté par un Suge Knight fou. Ce dernier prend au pied de la lettre le mode de vie Gangsta, et les problèmes judiciaires s’accumulent. La drogue est omniprésente, des mecs se font tabasser dans les studios, bref, la violence règne.
Dre décide alors de quitter Death Row et de monter son propre label en 1995 : Aftermath Entertainment. Il signe dans la foulée Groupe Therapy et RC, qu’il veut promouvoir avec la compilation Dr. Dre Presents the Aftermath. C’est un échec total, que ce soit au niveau des critiques ou des ventes. Les artistes signés quittent le label aussitôt. Le producteur tente alors de produire un nouveau super-groupe, The Firm, composé de Foxy Brown, AZ et Nas. Sur le papier, ce crew fait rêver. En réalité, c’est un échec pour le groupe et pour Dre, qui ne réussira pas à porter ses poulains au sommet. On dit alors que la carrière de Dre est très amochée, qu’il est fini, tout comme son label qui subit un gouffre financier.
Retour au sommet avec la signature d’Eminem
Heureusement pour lui, un petit génie traîne dans les parages. Nous sommes en 1997 au Rap Olympics. Eminem perd sa battle de justesse en finale, mais il impressionne un stagiaire d’Interscope présent sur les lieux. Ce dernier lui demande la démo de son projet The Slim Shady EP, qu’Eminem lui donne de manière nonchalante à cause de sa défaite. Ce stagiaire ramène aussitôt la cassette aux bureaux, et la donne à Jimmy Iovine, qui, bluffé, la transmet aussitôt à Dr. Dre. Les premiers mots du producteur à l’écoute de la démo : « Trouvez moi ce mec immédiatement ». C’est ainsi que le Slim Shady signe en 1998 sur Aftermath. L’année d’après, Eminem sort son premier album majeur, The Slim Shady LP et deviendra par la suite le rappeur le plus bankable de tous les temps. Mais si on dit souvent que Dre a aidé Eminem, l’inverse est tout aussi vrai. C’est en effet grâce au succès du rappeur peroxydé que Dre s’est relancé, grâce à un Eminem en feu derrière lui. Il l’aide beaucoup, il le boost, et c’est également durant l’année 1999 que Dr. Dre sort son deuxième album solo 2001. À nouveau, ce qui frappe en premier à l’écoute de cet opus, c’est la production parfaite présente tout au long du projet, une production à laquelle Mel-Man a également joué un grand rôle. Côté rappeurs, Dre s’est très bien entouré, notamment au niveau des Ghostwriters. C’est ainsi Jay Z, Eminem ou encore Royce d’a 5’9″ qui écrivent les paroles, tandis que les nombreux autres invités remplissent pleinement leur partition.
Et après ?
Très vite après la sortie de 2001, Dr Dre se montre toujours présent dans la production. Il joue un rôle majeur sur plusieurs albums désormais cultes : The Marshall Mathers LP d’Eminem en 2000, Get Rich or Die Trin’ qui fera connaître 50 Cent au monde en 2003, puis The Documentary de The Game en 2005. Dans le même temps, il annonce travailler sur son prochain projet Detox, comme en 2003 lorsque Steve Jobs l’appelle en pleine conférence pour vanter les mérites d’iTunes.
Mais les années défilent et aucun album ne semble voir le jour. Et malgré quelques participations ici et là, Dr. Dre semble avoir perdu de sa superbe. Il répète cependant que Detox arrive, encore et toujours. En 2009, il participe au come-back d’Eminem avec le très bon Relapse. C’est avec brio qu’Andre apporte une ambiance angoissante et sombre grâce à des productions exquises et riches. Ce sera un retour réussi pour les deux partenaires de longue date qui se complètent parfaitement et forment un tout commun. Detox est alors supposé sortir en 2010. Deux singles sont dévoilés, « Kush » feat Snoop Dogg & Akon, puis « I Need a Doctor » feat Eminem & Skylar Grey. Pour l’occasion, c’est un nouveau Dre que nous retrouvons. Musclé, déterminé, le producteur lance un marketing bien huilé et tout est en place pour lancer Detox sur une voie royale. Mais au final, c’est encore la déception qui sera au rendez-vous. Fin 2011, Dre annonce faire une pause et le projet Detox s’éloigne plus que jamais malgré deux ou trois tueries dévoilées au compte-gouttes.
Come-back avec Compton
Dr. Dre se concentre alors sur son entreprise Beats Electronics créée en 2008 avec Jimmy Iovine. Ensemble, ils développent des casques, des écouteurs ou encore des sonos qui écrasent tout sur le marché. Le marketing qui mise sur les stars marche à merveille, et les casques Beats se vendent comme des petits pains. C’est dans cette optique de développement que Jimmy & Dre lancent leur service de Streaming Beats Music en 2014. Un service qui ne durera que quelques semaines, puisque Apple décide de racheter Beats Electronics pour la somme de 3 milliards de dollars, la marque à la pomme s’appropriant par la même occasion le catalogue de Beats Music qui lui permet de lancer dans la foulée Apple Music, son service de streaming.
Dr. Dre et Apple sont alors plus que jamais comme cul et chemise. Le producteur a droit à sa propre émission The Pharmacy sur la radio d’Apple Music, Beats 1. Et là, c’est la surprise. Le 1er août 2015, il annonce qu’il sort un nouvel album le 7 août, Compton, un opus inspiré par le biopic Straight Outta Compton. Durant cette même émission, il déclare avoir abandonné Detox il y a quelques temps car il n’arrivait pas à assembler à sa convenance les morceaux, que le résultat final ne le satisfaisait pas.
C’est ainsi que le monde a droit à Compton. Sur cet opus conçu en quelques mois à peine, on retrouve notamment les nouveaux protégés de Dre : Kendrick Lamar, Anderson .Paak, Jon Connor et Justus, ainsi que ses anciens partenaires de crime Snoop Dogg, Ice Cube, Xzibit, The Game et Eminem. Alors certes, l’album est bon mais laisse un goût d’inachevé.
Tout d’abord, Dr. Dre n’est impliqué que de manière mineure dans la production, se contentant parfois de passer derrières les autres beatmakers afin de fignoler quelques détails. Pour dire, il n’est même pas crédité sur tous les morceaux.
Ensuite, c’est la première fois que Dr. Dre ne révolutionne pas, ne frappe pas aussi fort que par le passé. Les albums de N.W.A. ainsi que ses deux autres albums solos ont changé le Rap et sont désormais des œuvres sacrées de la culture Hip-Hop.
Detox, l’éternelle déception
Mais pourquoi Detox est-il l’un des plus gros gâchis de l’histoire du Rap ? Pourquoi le plus grand producteur n’est-il pas arrivé à assembler un album digne de ce nom malgré sa capacité hors du commun ? Cela pourrait s’expliquer par une chose : il n’a pas trouvé son âme sœur artistique.
En effet, si on retrace le parcours de Dr. Dre, une chose nous frappe aux yeux. A chaque projet majeur, il était entouré. N.W.A ? il avait notamment Ice Cube et Eazy E. Pour The Chronic ? Il avait Snoop Dogg et Daz Dillinger qui apportaient une nouvelle approche. 2001 ? Il avait Eminem pour le ramener sur le devant de la scène et le booster, Mel-Man et Mike Elizondo pour l’aider à la production ainsi qu’une équipe prestigieuse au sommet de son art à ses côtés. Pourtant, durant des années, plus de 10 ans, Dre a travaillé sur Detox en créant des beats stratosphériques sans jamais avoir une ligne directrice qui en fasse un projet cohérent.
Dr. Dre est un génie capable d’éclats et de prouesses techniques uniques, mais sans une équipe dévouée à sa cause, il n’arrive pas à s’en sortir. Dre forme une moitié, il est 50 % d’un groupe à lui tout seul. Mais si il ne trouve pas les artistes qui complètent entièrement la seconde entité, quelque chose bloque. Prenons les albums de Snoop, 50 Cent, Eminem ou The Game. Il les coachait, les guidait, leur apprenait à écrire des refrains, des ponts, mais c’est parce que ces MC’s apportaient une dynamique et une vision que rappeur & producteur étaient en osmose.
Malgré qu’il ait signé de nouveaux rappeurs ces dernières années sur Aftermath, on remarque que ces artistes sont en fait débrouillards et gèrent leur carrière de leur côté, à l’image de Kendrick Lamar et Anderson .Paak, ils n’ont pas besoin de Dre à la différence de ceux cités ci-dessus, qui eux étaient inconnus ou presque au moment de travailler avec le Doc.
Il ne faut pas oublier qu’Aftermath c’est aussi de nombreux échecs. Qui se souvient des passages de Busta Rhymes, Rakim, Joell Ortiz ou encore Raekwon sur le label ? Pas grand monde, puisqu’ils ont tous quitté la maison de disque sans pouvoir s’exprimer artistiquement. Pourquoi cela n’a pas marché ? Car pour la grande majorité, ils avaient déjà une identité, une carrière, et Dre ne pouvait pas les mener à sa guise. Le jeune et très talentueux Jon Connor est lui signé depuis 2013 et n’a toujours pas sorti son premier album majeur, qui devrait cependant arriver cette année (on espère). Le Docteur n’a en fait pas trouvé les artistes et/ou les producteurs capables de s’adapter à lui, tout comme Dre s’adapterait à eux. Il n’a pas réussi à dénicher de nouveau petit génie qu’il aurait pu façonner, modeler à sa manière pour créer une nouvelle dynamique singulière.
Autre remise en cause : son entourage. C’est d’ailleurs un reproche que Snoop Dogg avait énoncé il y a quelques années sur la BBC Radio :
« Dr Dre a une très bonne éthique de travail, mais je vais le dire et je ne sais pas si ça va mettre un coup de pied dans la fourmilière : je pense qu’il est très mal entouré. Quand il a fait ses disques qui étaient des hits dans le passé, il y avait D.O.C, Snoop Dogg, RBX, Kurupt… Ce sont des artistes indispensables qui ne sont pourtant plus là et qui devraient l’être. Tout ce que je dis c’est que D.O.C et Snoop Dogg sont la colonne vertébrale. Quand ces deux-là ne sont pas dans l’équation, ça ne peut pas fonctionner. Tu dois les remettre dans le truc et les laisser diriger le projet comme nous l’avions fait sur Chronic et 2001. »
Des propos à nuancer cependant, puisque Snoop, D.O.C ou encore Kurupt ont fait leur petit bonhomme de chemin et ne sont plus aussi fringants que par le passé, et il serait peu probable qu’un chef d’oeuvre voit le jour aujourd’hui si cette même équipe était alignée. D’où l’intérêt pour Dre de trouver de nouveaux disciples, chose qu’il n’est pas parvenu à faire comme précisé un peu plus haut.
Pour finir, il est fort plausible qu’à trop prendre son temps, à vouloir trop révolutionner le rap une nouvelle fois, Dre se soit mis mis une pression insurmontable au fil des années et n’a ainsi pas osé sortir Detox sous peine de décevoir le monde. Alors verra-t-on un jour un nouvel album de Dr. Dre ? Venant de la bouche du principal intéressé : non. Mais aurait-il dit ça pour ne plus avoir une pression constante comme pour Detox ? En tout cas, il continue de se rendre au studio quotidiennement, alors tous les espoirs les plus fous sont permis.