Musique
Cacher ses feats : une bonne ou mauvaise idée ?
La tendance de masquer les feats d’un projet jusqu’à la première écoute se propage chez les rappeurs français. Tour d’horizon d’une expérience ambivalente.
Découvrir les invités au moment de l’écoute d’un projet, et si ça devenait une nouvelle méthode de consommation musicale ? Dans le rap français en tout cas, plusieurs artistes ont adopté l’expérience ces derniers mois, félicités par leurs fans. Dinos, d’abord, qui s’essaye au concept depuis Stamina, en 2020, a dissimulé les featurings de son dernier projet Hiver à Paris. De quoi créer un véritable jeu de piste pour les fans, qui ont relevé les invités un à un lors de la première écoute. Puis, SCH a également saisi l’expérience avec Autobahn, masquant les noms de So La Lune et Dinos, sans livrer en amont la moindre information sur la tracklist du projet.
Sans être encore grandement populaire, la tendance semble gagner peu à peu le rap français. L’une de ses utilisations marquantes remonte à 2019, lorsque Vald a enregistré un vrai-faux feat avec SCH pour son titre “Halloween”. Le nom du rappeur marseillais, qui apparaissait à deux reprises sur le projet, avait été masqué, et les auditeurs avaient eu la surprise de le découvrir par deux fois. C’est justement cet effet que recherchent les artistes : rendre les interventions extérieures imprévisibles. De quoi embellir généreusement les écoutes d’un projet : on y plonge sans avoir un terrain de jeu défini. C’est perturbant, mais excitant. Ainsi, seuls les noms et la durée des morceaux deviennent des indicateurs, et les invités prennent la forme de caméos.
Face à cette proposition qui s’enrichit, les fans s’avouent séduits, et les artistes jouent le jeu. On se plaît à découvrir la voix imprévue de Khali sur “BONBON&FLEUR” de Rounhaa, ou encore, on se rassure à entendre La Fève débarquer sur (le malgré tout explicite) “KOLAF INTERLUDE”. C’est aussi l’atout des plateformes de streaming, de pouvoir manipuler les tracklists et permettre aux artistes de conserver les surprises à leurs fans. Une fois l’effet des apparitions passé, les crédits sont généralement ajoutés : c’est ce que fait d’ailleurs Dinos avec ses projets. Ce n’est pas toujours le cas : outre-Atlantique, Kanye West, par exemple, n’affiche aucune de ses collaborations sur son album DONDA. C’était déjà le cas quelques années plus tôt avec THE LIFE OF PABLO.
Feats masqués : quelles conséquences ?
Aussi séduisante que soit la pratique, il faut tout de même lui trouver des torts qui empêchent probablement son exposition à grande échelle. D’abord, elle semble être un luxe qui n’apparient qu’à une catégorie fermée et notoire d’artistes. Dinos et SCH, par exemple, peuvent prétendre, par leur visibilité et leur place dans le paysage artistique, dévoiler un album sans en annoncer les feats. Ce n’est toutefois pas le cas d’artistes plus confidentiels, qui comptent généralement sur les collaborations pour gonfler la hype d’un projet. Les invités sont évidemment le premier atout promotionnel, les cacher pour conserver la surprise, c’est aussi prendre le risque de diminuer une certaine forme de curiosité chez certains auditeurs. À partir d’une certaine échelle de notoriété, la question peut être posée en revanche.
Deuxième point noir : limiter les crédits des invités. C’est l’effet que l’on peut retrouver sur Autobahn de SCH, par exemple : “Transmission automatique” est l’un des titres les plus écoutés du projet, cumulant 1,5 million d’écoutes sur Spotify en une semaine. Problème : le nom de So La Lune n’apparaît pas sur le morceau. Et alors que le jeune rappeur pourrait profiter de l’exposition mainstream du projet, on lui enlève aussi un moyen, pour les auditeurs curieux, d’accéder aisément à sa page sur les plateformes. “Transmission automatique” n’apparaît pas non plus sur la propre page de So La Lune, alors même qu’il s’agit de son titre le plus populaire ces dernières semaines. La méthode de Dinos, qui masque les invités uniquement lors des premières 24 heures, est peut-être plus judicieuse, pour ne pas non plus priver les invités de leur visibilité.
Enfin, masquer régulièrement les invités, c’est aussi prendre le risque de modifier les modes de consommation des auditeurs. L’idée n’est pas non plus de générer une certaine frustration dans le cas d’une tracklist vierge. Les fans de Dinos ont eu la surprise de découvrir une pléthore d’invités dans Hiver à Paris, mais si aucune collaboration n’avait été présente, n’y aurait-il pas eu une forme de déception ? Probablement. Ces paramètres mis à plat, on comprend que la tendance a peu de chance de devenir une récurrente fondamentale pour les rappeurs. Mais ponctuellement, elle reste une bonne manière de rendre une première écoute plus mystérieuse, ou encore d’offrir des “caméos” parfois imprévus sur certains morceaux.