Grands Formats
Va-t-on réellement pouvoir apprécier un album en septembre ?
90% d’excitation face au catalogue éclectique et multi-générationnel des sorties rap du mois de septembre et 10% de crainte. Cette offre immense dans un temps restreint peut-elle être à double tranchant, autant pour les artistes que pour leurs auditeurs ?
Le calendrier du mois de septembre des sorties d’albums de rap français nous réconcilierait presque avec la rentrée. Oui, c’est sans doute la première rentrée où nous nous réjouissons d’un emploi du temps chargé. Pas moins d’une quinzaine de projets de rappeurs sortiront entre le vendredi 7 (le vendredi est le jour de sortie des albums rap en France) et celui du 28 septembre.
Offre immense, temps restreint
Ce premier vendredi, Jazzy Bazz donnait seul le coup d’envoi, avec Nuit, un album déjà salué par les internautes et les critiques musicales. « Le chanceux », sommes-nous tentés de penser, quand on tourne les pages de l’agenda plein à craquer jusqu’au dernier vendredi du mois. Cinq rappeurs (Disiz la Peste, Josman, LuXe, Jarod, et Vald avec un album surprise posté à minuit sur les plateformes streaming) ont misé sur le 14 septembre, quatre (Hornet La Frappe, Rim’K, RK, Alpha Wann) sur le 21 septembre et, record, six ont choisi la même date : le 28 septembre (4Keus, Columbine, Koba LaD, Youssoupha, Sefyu, Sadek).
D’ailleurs ont-ils réellement « choisi » ? Est-ce le résultat d’une stratégie bien pensée par leurs différentes maisons de disques qui possèdent les outils pour analyser que les ventes sont plus fortes à cette période ? Mais dans ce très probable cas, les maisons de disques ont-elles anticipé l’effet concurrence à double tranchant, qui peut être aussi gratifiant qu’humiliant pour leur artiste, dès les premiers chiffres de ventes publiés (et comparés avec ceux des autres rappeurs du mois) ? Autres interrogations : ces ventes risquent-elles de se répartir entre les projets (surtout pour les ventes physiques, le consommateur, selon son budget, devra choisir, et choisir, c’est renoncer à d’autres achats d’albums) ? Ou un cercle vertueux va-t-il se former jusqu’à créer le « mois d’or du rap français » (et peut-être alors qu’une tournée des rappeurs de « septembre 2018 » verra le jour dans vingt ans…) ?
Qu’importe la stratégie des producteurs ou des artistes, celle qui pousse Youssoupha à faire son retour le même jour que Sefyu, ou à l’inverse, celle qui encourage Vald à sortir un monument comme Xeu dans le creux de février, quid de l’auditeur ?
Risque de « snacking »
Le propos n’est pas de dire qu’il s’agit là de cadeaux empoisonnés. Puisque la crainte ne porte pas tant sur le contenu de ces cadeaux, mais sur la frustration que l’on éprouverait si on manquait de temps pour tous les déballer. Car pour apprécier un projet dans son entièreté, il faut y consacrer du temps.
Si le fan de rap français, curieux, souhaite écouter les quinze projets dans leur intégralité, il devra y dédier environ 15 heures de son temps. Et là, on parle seulement du temps de la découverte. Or, les rappeurs eux-mêmes recommandent – à raison – plusieurs écoutes pour comprendre et apprécier l’univers d’un projet. Avec une tel rythme de sortie, le risque alors est que les univers soient davantage survolés qu’explorés, que les trésors cachés des disques ne soient jamais décelés, et que seuls les titres radios des albums rencontrent leur (grand) public. En bref, que le snacking remplace la dégustation.
« J’adore Colombine et j’attendais vraiment leur album. Sauf que. Un album de Youssoupha vient d’être annoncé. Et lui, je l’attends depuis des années… Donc je vais finalement écouter celui de Youssoupha en priorité » explique Solal. L’étudiant et grand consommateur de rap français poursuit sa démonstration. Pour lui, l’auditeur ne devra pas seulement hiérarchiser, il devra parfois renoncer : « Sadek aussi sort un album ce même jour. Il m’est un peu indifférent, mais en tant que fan de rap, par curiosité pour tout ce qui sort, j’aurai pour sûr écouté son projet s’il sortait un autre jour. Au vu de la programmation – Youssoupha et Colombine – je sais que je ne vais sûrement pas l’écouter. »
Une promotion évince l’autre
Et puis, le rap français prête une attention particulière à la réalisation et l’esthétisme de ses clips. C’est l’une des caractéristiques du genre musical. Chaque mise en ligne de ces véritables courts-métrages est présentée comme un événement. Mais cette saison, les sorties de clips, qui suivront de près celles des morceaux qu’ils illustreront, vont se chevaucher. Pourront-ils, ces clips, tous décrocher le million de vues ? Là encore, le nombre de vues, risque-il de se répartir ? L’offre sera trop conséquente pour présenter la sortie d’une vidéo, aussi bien réalisée soit-elle, comme un évènement. L’évènement, sera « septembre 2018 ». L’énergie commune. Et pas le clip de la piste 9 du treizième album du mois.
On peut craindre aussi qu’une telle offre encourage les médias généralistes à faire un choix éditorial, celui de la popularité, et qu’ils éclipsent alors la promotion des nouveaux talents au profit de l’interview d’un « historique » de retour dans les bacs (et peut-on les blâmer pour cela ?). Quant aux médias spécialisés, même hic, même bousculade. Quel rappeur parmi les six qui sortiront leurs projets le même jour sera l’«élu» pour une semaine de Planète Rap ?